Préambule
Souvent, lorsque j'écris des articles un peu longs, je me demande si j'arrive à tenir l'attention des gens jusqu'au bout, car parfois pour bien comprendre ce que je veux dire, il faut vraiment lire tout jusqu'à la dernière ligne. Cet article fait partie de ceux-là... En lisant le titre, qui est tellement aux antipodes de ce que je me tue à dire en général, vous avez dû vous demander ce que j'ai encore fumé... Plus encore que d'habitude, il va falloir lire jusqu'au bout pour vraiment bien comprendre où je veux en venir. Je prends le temps de le préciser, car c'est peut-être l'un des messages les plus importants que j'ai à faire passer que je vais tenter de partager dans ce post.
L'illusion du positivisme
Cet été, j'ai eu l'occasion de dîner plusieurs fois avec Victoria, une Américaine qui vit en France depuis plus de 20 ans et qui était de passage à Seattle pour rendre visite à sa famille. Forcément, quand deux expatriés se retrouvent ensemble, ils comparent leur ressenti de leurs pays d’accueil respectifs. Ce qui est notable c'est que nous avons des perceptions très similaires sur les Américains et les Français. En exagérant un peu, le français a tendance à être pragmatique et prudent, ce qui se traduit dans l'excès par une espèce de morosité et de peur pathologique de la prise de risque, tandis que l'américain a tendance à toujours être très volontaire et dynamique, ce qui se traduit dans l'excès par une tendance à la prise de risque qui frôle parfois la bêtise et par une mentalité qui célèbre les forts et ne fait pas de place aux faibles.
Ce dynamisme et ce positivisme permanent sont très agréables en première approche, surtout dans le travail, mais il peuvent devenir pénibles à la longue. Rappelez-vous ce que je vous disais sur la facilité de contact des Américains: au jour le jour, c'est plutôt agréable, mais dans l'excès cela se traduit par des gens qui vous adressent la parole sans vous regarder, sans même vraiment prêter attention à votre existence. C'est vite agaçant.
L'éternel optimisme américain, c'est un peu la même chose. Vous rencontrez quelqu'un à un dîner, malgré tous vos efforts pour éviter le sujet, à un moment vous êtes obligé d'expliquer que vous avez subi une greffe de moelle osseuse pour guérir d'une leucémie, et là votre interlocutrice vous regarde et vous dit "Ça va bien se passer, il faut y croire, si on y croit, cela va bien se passer".
Oui, mais non.
Il y a cette croyance, très américaine et popularisée par la méthode new-ageuse "Le Secret" et sa "Loi de l'Attraction" que si notre volonté est suffisamment forte, on peut réaliser n'importe quel but que l'on s'est fixé, que l'on peut plier le monde à notre volonté, que l'on peut guérir de tout. Il y a aussi dans l'inconscient américain un rejet profond de la mort: un Américain ne meurt pas, un américain n'échoue pas, un Américain se tend tout entier vers son but et plie le monde à sa volonté, quoi qu'il advienne. C'est une chouette philosophie, c'est mieux que de geindre comme une loque, soyons clairs... Mais il y a une erreur fondamentale dans cette façon de penser et c'est un truc qui m'énerve, et qui énerve aussi Victoria, qui est aussi survivante d'un cancer du sein, parce que ce n'est pas comme cela que ça marche.
Le monde (et la leucémie) se fout de ton désir brûlant
Il faut bien comprendre une chose. Le cancer, la leucémie, elle s'en fout que tu croies dur comme fer à ta guérison. Il reviendra ou pas, c'est un phénomène naturel, comme une tornade, qui te balayera ou pas. J'ai presque envie de dire, il faut le respecter en tant que tel et ne pas lui faire l'injure de croire que vous pourrez le guérir en chantant "kumbaya" et en invoquant le pouvoir des Bisounours. L'image qui me vient à l'esprit, c'est un naufragé dans un radeau, sur un océan déchaîné... On a affaire à quelque chose d'une force qui nous dépasse, il faut bien s'en persuader. Croire que l'on va pouvoir contrôler sa vie, c'est s'illusionner gravement.
Et puis si le cancer revient, malgré votre optimisme débordant, malgré votre courage, malgré votre volonté de fer, qu'est ce que cela veut dire? Que vous avez échoué? Que vous n'êtes pas assez fort? Que c'est de votre faute si le cancer gagne la bataille? La limite du positivisme simpliste, elle est là... Et quand cela ne marche pas, qu’est-ce qui se passe, qui paie les pots cassés? Est-ce que cela veut dire que vous êtes faible? Que vous manquez de détermination? Que vous manquez de volonté? Que vous n'avez pas su y croire? Que vous méritez votre sort?
Ou juste que vous êtes humain et que vous avez ployé face à une force qui dépasse notre compréhension?
Face à la mer déchaînée, il y a un sentiment de respect, d'abandon qui s'installe. On s'en remet à la volonté de forces plus grandes que nous... Nous n'aimons pas trop faire la même chose dans le cas du cancer, car c'est un tueur, que l'on a envie de haïr, de combattre, de maîtriser, pourtant c'est la même chose: un phénomène naturel, rien de plus. Le détester ne sert à rien, c'est une perte d'énergie. Et faire comme certains, l'ignorer, penser que cela va bien se passer sans que l'on n'ai à y mettre du sien, c'est le piège inverse, c'est la même chose en fait, une forme de déni.
L’intérêt du positivisme est ailleurs
Il ne faut pas penser que l'on va pouvoir guérir simplement en y croyant dur comme du bois. L'intérêt de ce que j’appelle le positivisme, faute d'un meilleur mot, ce n'est pas de se dire, si j'y crois, je vais guérir, pas du tout.
L'intérêt c'est que, quelle que soit l'issue, quelle que soit l'évolution de la maladie, je serais heureux.
Vous savez, dans le chamanisme taoïste ancien, on décrit certaines maladies mentales par des possessions par des esprits, des guis (prononcer gwai, comme dans mogwai), qui ont tous des noms à coucher dehors. Par exemple, il y a un gui qui provoque une espèce de désespoir et de pulsion de mort, qui s'appelle "Monstre Glouton", comme s'il dévorait l'envie de vivre.
Avant de tomber malade, je crois que j'étais "possédé" par ce gui, pour prendre une image. Vous savez, j'ai cette sensibilité à fleur de peau qui me torturait par moment, où je voyais des choses magnifiques, et cela me déchirait à l'intérieur de réaliser leur impermanence. J'étais écorché par la perte, de mon enfance, de mon grand-père... Alors je fuyais ces blessures en m'isolant du monde de diverses manières.
La maladie m'a soigné. Je dis souvent que j'ai découvert la Joie. Je regarde le monde par la fenêtre, et je me sens profondément connecté à la Création, j'ai cette étincelle de Joie au fond de moi, cette connexion à quelque chose de plus grand, cette réalisation profonde que l'on n'existe que dans l'instant, et que quoi qu'il arrive, il est possible d'être heureux dans cette succession d'instants présents qui forment notre existence.
J'écris cela alors que je suis guéri, vous pensez peut-être que c'est un peu facile, que je vous raconte des salades... Alors laissez-moi vous raconter une histoire.
Au pire... On meurt!
Il y a deux phrases de mon professeur que j'adorais avant de tomber malade: "Au pire, on meurt", et "La mort délivre de tout". La première surtout me faisait souvent rire par son emploi un peu ironique quand nous lui posions des questions (souvent légèrement stupides, avouons-le) en rapport avec nos peurs. Et puis lors du traitement, j'ai failli mourir à plusieurs reprises.La leucémie et son traitement, ce sont d'une part de grosses frayeurs, lorsque tu risques de mourir durant une procédure, que tu saignes abondamment d'une blessure microscopique et que tu as l'impression que cela ne va jamais s'arrêter, que tu vas te vider de ton sang, ou lorsque tu es délirant d'une fièvre dont on ne sait pas bien si tu vas réchapper car tu n'a pas de système immunitaire. Mais c'est aussi et surtout une angoisse terrible et insidieuse que la maladie devienne soudain incontrôlable par exemple, qui infecte ton quotidien pendant des jours, des semaines, des mois, des années. Soudainement ces phrases sont devenues moins drôles.
Tellement moins drôle que je lui en ai alors voulu, d'affirmer de telles choses. Une colère intense, brûlante. Il pratique peut-être la méditation comme un grand sage, mais qu'est-ce qu'il en sait lui? Il n'a jamais fait l'expérience de la peur de la mort de façon aussi terrible et de façon aussi prolongée que moi, il n'a jamais souffert comme j'ai souffert, facile pour lui de nous sortir ces jolies phrases, du haut de sa montagne sacrée! Etc, ad nauseam.
Et puis un soir, couché à côté de ma femme, malgré l'épuisement et la peur, je me suis rendu compte qu'il avait raison. Au pire, je meurs, mais là, maintenant, je suis bien. Seul le moment présent existe. Rien ne m'empêche d'être heureux, là, tout de suite, malgré la maladie, et d'être heureux continuellement, jusqu'à ce qu'elle m'emporte... Ou pas, de préférence! Et si je meurs, juste avant de mourir, je sourirais à ma femme, et je serais heureux de tenir sa main.
Je sais que c'est un poids terrible à mettre sur elle, parce que c'est pour ceux qui restent que c'est dur, mais si je devais rechuter et mourir demain, je sais que tant que ma femme sera à mes côtés et que je pourrais lui tenir la main jusqu'à la fin, de proche en proche, je pourrais être profondément heureux.
Et pour moi c'est ma femme qui me vient à l'esprit comme source de Joie, pour vous c'est peut-être un frère, un parent, ou Rien, si vous êtes bien plus sage que moi. La Joie d'exister se trouve dans des choses simples, nous pouvons tous la trouver.
Plus tard mon professeur a écrit dans un texte sur l'évolution spirituelle: "Pour renaître, il faut accepter de mourir". Coïncidence, j'étais en train de me préparer à la greffe de moelle osseuse, seul traitement possible pour ma maladie. J'étais littéralement mort de peur. Une chance sur 5 de mourir pendant la procédure, extrêmement déplaisante qui plus est; une chance sur deux que la maladie revienne après et donc d'y passer quand même. Et j'ai repensé à cette phrase. Au pire, je meurs, mais si je veux vivre, je dois accepter de risquer de mourir. Deux ans plus tard, je vous mentirais si je vous disais que je n'ai pas eu des hauts et des bas, mais globalement, je suis en vie et heureux.
En acceptant de mourir, j'ai découvert la Joie et j'ai appris à vivre.
Abandonner, jamais. Il s'agit de lâcher prise. D'accepter ce que l'on ne peut changer pour concentrer son énergie sur ce qui est en notre pouvoir.
Quelqu'un m'a dit un jour, "Mais si tu acceptes de mourir, c'est que tu ne tiens pas à la vie, que tu abandonnes". Il faut savoir que dans l'inconscient américain, l'un des plus grands crimes que vous puissiez commettre, c'est d'abandonner. C'est une constante, dès que quelqu'un parle d'abandonner, même si c'est uniquement suite à une fatigue passagère, il est disqualifié d'office. Cela se vérifie partout, dans le travail, à la TV dans les jeux, dans les élections...
Mais c'est mal comprendre mon propos que de croire qu'en acceptant de mourir, j'abandonne. Simplement il ne faut pas confondre courage et bêtise, le fait d'accepter une éventualité tragique et le fait de tout faire pour l'éviter.
Je crois personnellement et profondément qu'il n'est pas possible d'être vraiment heureux tant que l'on a peur, et quelle plus grande peur existe-t-il que la peur de la mort? Pour beaucoup d'entre nous, c'est une question que nous choisissons d'éviter, consciemment ou inconsciemment, en nous plongeant dans le travail, en nous projetant dans nos enfants, en s'abrutissant dans la consommation, dans les drogues ou devant la TV. Des choses pour nous distraire... De quoi? De la peur.
En fait, refuser de mourir, quelque part, c'est refuser de vivre et gâcher ce cadeau.
Vous savez, je ne m'ennuie jamais, parce que je n'ai qu'à regarder le monde, l'esprit silencieux, rempli de joie.
Des hauts et des bas
Je vous dis cela, comme si j'étais un bouddha ayant atteint l'éveil, mais il faut dire ce qui est, ce n'est pas facile tous les jours. Cela demande une vraie pratique, un entrainement, cela demande une attention constante, et certains jours, la fatigue aidant, c'est difficile... Mon professeur, encore lui, a cette phrase que je trouve magnifique et qui résume à elle seule l'utilité d'une pratique: "L'entrainement n'est pas notre vie: il en supporte le poids".
Cette maladie m'a fait toucher des choses, m'a forcé à lâcher prise, parce que sinon cela aurait été trop dur. Comment vivre avec ce poids constant de la peur de la rechute? C'est impossible, le seul moyen c'est de le laisser aller, comme si on le laissait aller dans un fleuve. On ne peut pas vivre avec une pareille peur chevillée au corps, sinon. Quelque part c'est un peu la différence entre l'angoisse diffuse de la mort des gens normaux et un patient... Là, nous sommes forcés d'évoluer et d'affronter cette peur d'une façon ou d'une autre parce que c'est trop énorme, c'est étouffant, une peur pareille cela peut nous tuer aussi surement que la maladie elle-même.
Alors, il faut lâcher. Honnêtement, je ne sais pas bien comment vous expliquer comment on y arrive. Je peux juste vous garantir que c'est possible. Ensuite la peur ne disparaît pas totalement, mais elle n'a plus la même emprise sur nous, et à la place il y a cette étincelle de Joie, plus ou moins forte selon les jours et suivant les épreuves. Oh, il faut l'entretenir, par une pratique par exemple, pour qu'elle ne s'éteigne pas, comme n'importe quelle flamme. Mais si vous en prenez soin, elle pourra vaciller, mais elle ne s'éteindra pas.
Souriez, c'est plus facile
Mais vous me direz, on sait (enfin, il y a de plus en plus d'études qui convergent vers cela) que les gens qui sont positifs vivent plus longtemps. Oui, c'est vrai. Ne serait-ce que parce que cela fait diminuer le niveau de stress, et que le stress en lui-même est très toxique pour l'organisme... Donc en étant heureux on diminue ce stress sur notre corps. Il y a surement des tonnes de bénéfices à être heureux, qui font que cela aide à survivre, sur un plan purement biologique. En étant heureux, on est plus disponible pour faire des choses comme de l'exercice, pour prendre soin de soi, pour faire des choses qui ont un impact direct sur la santé, d'où un bénéfice très clair. Et puis les gens autour de nous prennent plus de plaisir à prendre soin de nous, etc, c'est une spirale vertueuse qui ne peut qu'améliorer vos chances. Quoi qu'il arrive, souriez, cela se passera surement mieux!
Rien ne vous empêche d'ailleurs de croire que l'esprit peut influer sur les changements du monde... Toutes les traditions ont un pan ésotérique où les mages, les sorciers, les chamans, par la force de leur volonté, "plient" l'univers à leurs désirs ou au moins le poussent dans la bonne direction... La mienne y compris, et j'ai mon opinion à ce sujet, à vous de vous faire la votre.
Mais la vérité profonde, l'intérêt profond du "positivisme", du lâcher-prise si l'on veut, n'est pas là. L'intérêt c'est qu'il est possible d'être profondément heureux, quels que soient les changements du monde. C'est cela qui est vraiment important. D'être heureux quoiqu’il arrive, tout "simplement".
Tout le reste, c'est du bonus.