Carnets de Seattle: Patchwork d'impressions et d'humeurs de deux Français expatriés aux Etats-Unis. Depuis mars 2011, ces carnets sont aussi le journal de notre combat contre la leucémie.

mardi 23 juillet 2013

Manger au restaurant lorsque l'on est immunosupprimé

Après la greffe, j'ai pendant longtemps complètement refusé d'aller manger au restaurant. Pour les immunosupprimés, le risque d'infection alimentaire est beaucoup plus grand, et surtout les conséquences d'une telle infection sont beaucoup plus graves. Ce n'est pas que l'on en mourrait (encore qu'une bonne infection à E. coli, ça peut tuer même quelqu'un de valide), mais le risque d'une infection c'est de mettre le système immunitaire en alerte maximum et déclencher une crise majeure de GVHD, et ça, cela peut avoir des conséquences dramatiques.

Après la transplantation, on nous conseille d'éviter totalement le restaurant pendant les 3 premiers mois, où notre système immunitaire est le plus fragile. Pendant toute cette période, mieux vaut manger à la maison, où l'on sait que toutes les règles d'hygiène sont respectées. Ensuite, il n'y a pas d'interdiction formelle: il faut juste comme toujours réfléchir un peu et éviter de faire n'importe quoi. Il faut préférer les plats complètement cuits, s'assurer auprès du chef que notre viande est archi-cuite, ou prendre des plats de légumes crus en s'assurant qu'ils ont bien été lavés.

Pendant longtemps, j'ai fait un blocage complet sur le restaurant. Certes, si la viande est bien préparée, il n'y a aucun danger, mais pour moi le problème est ailleurs: si le chef est négligent et coupe son poulet avec un couteau, puis ne se lave pas les mains et manipule de la salade, alors la salade est potentiellement contaminée, et comme elle ne sera pas cuite, elle représente un risque. Et ce n'est qu'un exemple de ce qui peut "mal tourner". Cela n'en a pas l'air, mais la cuisine est quelque chose de très précis avec une attention au détail qui doit être constante... Surtout quand vos clients sont potentiellement immunosupprimés. Dans les grands restaurants, on peut quasiment être sur qu'ils respectent des standards d'hygiène drastiques, mais dans un restaurant de quartier, il est tout à fait permis d'en douter, et ayant eu une ou deux gastros bien carabinées aussi bien à Paris qu'à Seattle, je suis très très méfiant.

Ce n'est pas que je n'aime pas manger, bien au contraire, mais avec un peu d'huile de coude (surtout ceux de Celia, note de l'intéressée), on peut manger très bien à la maison, alors après c'est un calcul bénéfice/risque, et pour moi le bénéfice ne valait clairement pas le risque. Je connais un patient, d'une cinquantaine d'années, qui adorait aller au restaurant plusieurs fois par semaine. Dès que les trois mois sont passés, il s'est précipité au restaurant, quasiment tous les soirs. Il faisait attention à ce qu'il commandait, il allait dans des endroits réputés propres... Et deux semaines plus tard, il a fait une infection alimentaire pas piquée des hannetons, qui l'a envoyé aux urgences. La fièvre a déclenchée une crise majeure de GVHD qui a attaqué ses poumons, il s'est retrouvé en soins intensifs, il y a passé un mois, il a bien failli crever et il a perdu de façon définitive une partie de sa capacité pulmonaire. Tout ça pour un repas au restau. Quand j'ai entendu cette histoire, j'ai décidé que cela ne m'arriverait pas (d'ailleurs je ne suis jamais allé aux urgences post-transplantation, sauf après ma réaction suite aux vaccins, ce qui est assez rare). J'ai eu ma dose de chambre d’hôpital, merci bien, je n'ai pas envie d'y retourner pour un pauvre steak, fut-il mariné dans du saké et servi avec de la grenade et du gingembre (j'invente, mais ça ne me parait pas idiot, comme idée).

Au jour le jour, faire une croix sur les restaurants, cela ne m'a pas vraiment posé de problème. Celia aime beaucoup plus cela que moi, donc pour elle c'était une privation supplémentaire que je lui infligeais, et que j'ai essayé de compenser aux grandes occasions en l'invitant dans de très grands restaurants. Là où c'est devenu une contrainte, c'est quand nous avons recommencé à vouloir partir en week-end prolongé puis en vacances. Il est très rapidement difficile de voyager, même sur des distances courtes, si l'on refuse de manger quelque chose que l'on a pas préparé soi-même dans sa cuisine. Et particulièrement pour notre retour en France en Avril, c'était quasiment impossible de le faire avec cette contrainte, ou alors il aurait fallu rester cloitré en famille ce qui n'est quand même pas le but quand on est pas rentré au pays depuis deux ans. J'ai donc du trouver des moyens pour aller au restaurant l'esprit tranquille, en minimisant les risques au maximum.

La première chose à faire c'est évidement de bien choisir son restaurant. La différence principale de ma vie maintenant par rapport à celle pré-maladie, c'est qu'elle requiert de la préparation. Avant de sortir, il faut faire ses devoir, heureusement, avec Internet, il y a plein de moyens pour pouvoir en temps réel évaluer la qualité d'un établissement... Aux US, nous avons Yelp, par exemple. Regarder la carte avant d'entrer, aussi, histoire de vérifier qu'il y a bien des plats complètement cuits qui vont être commandables, mine de rien, ça m'est arrivé de me retrouver devant une carte où parmi une trentaine de trucs il n'y avait qu'un seul choix acceptable.

Ensuite le plus important c'est la communication avec le serveur. Malheureusement, c'est aussi le plus compliqué. Il faut arriver à expliquer rapidement que l'on a besoin que notre nourriture soit vraiment très bien cuite. Un steak, par exemple, ne doit pas avoir une trace de rose. Si vous demandez juste au serveur un steak bien cuit, déjà vous n'avez aucune garanties qu'il se rappelle de votre cuisson et la  transmette à la cuisine, ni que la cuisine la respecte, ni que leur conception de "bien cuit", corresponde à la votre (qui est un peu extrême, il faut bien l'avouer).  Pire, dans les grands restaurants, j'ai eu le cas d'un chef qui considérait que trop cuit, cela dénaturait le plat, et qui a donc servi son plat comme d'habitude en ignorant totalement ma requête.

Après quelques tentatives, j'ai donc commencé à ajouter à mon laïus que c'était pour des raisons médicales, que j'étais immunosupprimé. A ma grande surprise, cela n'a pas changé grand chose, j'ai même eu parfois des regards condescendants, incrédules, voir méprisants. Avec Celia, nous avons commencé à nous demander, si les gens ne pensaient pas que j'avais le sida. Auquel cas, la réaction des gens face à un malade du sida, c'est un peu triste, on sent un espèce de mépris, de rejet, de distance, c'est assez désagréable. Cela gênait beaucoup plus Celia que moi, d'ailleurs, moi je commence à avoir l'habitude que l'on me regarde comme un animal de foire parce que je suis différent, lorsque j'étais sans cheveux ni sourcils, ou lorsque je suis blafard, recouvert de crème solaire.

Récemment, après un n-ième plat demandé "cramé" qui arrive à peine cuit, nous avons fini par nous rendre à l'évidence. La seule solution pour capturer l'attention du serveur, c'est de sortir le mot magique: "cancer". Alors nous avons mis au point une phrase courte, qui explique complètement mon besoin en essayant de marquer l'esprit du serveur sans non plus tomber dans le mélo. Entendons-nous bien: je ne suis plus malade d'un cancer: je souffre de complications dues au traitement. Cependant, expliquer cela en une phrase simple, c'est quasiment impossible... Alors nous allons faire un raccourci pour la bonne cause. Voici la phrase. Bon, ça fait deux phrases, ok.

"Je suis actuellement en traitement pour un cancer, une leucémie, mon système immunitaire ne fonctionne pas bien. Du coup, il faut que tous mes plats soient parfaitement cuits, voir cramés, c'est très important".

C'est marrant, tu peux dire que tu es immunosupprimé, que c'est important, que tu prend des médicaments, pleins de trucs, on t'écoute à peine. Tu prononces le mot "cancer", et hop, magie, les gens t'accordent 100% de leur attention, tu sens qu'ils se mettent à dégouliner d'une espèce de compassion qui est en fait presque gerbante quand on sait qu'ils n'en ont rien à battre si tu leur expliques juste que tu es immunosupprimé. Je vous parait peut-être dur, mais c'est assez difficile de se rendre compte qu'il y a des maladies socialement acceptables, reconnues, qui déclenchent de la compassion et de la commisération de la part de nos semblables, et d'autres dont les gens n'ont absolument rien à carrer, voir qui génèrent du rejet ou... de l'amusement, de l'ironie déplacée (cela m'est arrivé). Cela rejoint ce que je disais sur les biais culturels dans les posts sur "Squaring the Circle", quelque part. Bref,  vous savez, après deux ans, je suis habitué, et je suis très pragmatique. L'important, c'est que cela marche et que mon plat arrive cuit à point, le reste c'est tout à fait secondaire.

Une petite anecdote amusante pour finir. Le week-end dernier, nous sommes allé au Bastille Day, une espèce de kermesse organisée par l'alliance française de Seattle je crois, avec pleins de magasins et de restaurants d'un quartier offrant des dégustations de vin etc. C'était d'ailleurs vraiment super classe et sympa, rien à voir avec les Bastille Day de 2009 et 2010 qui étaient vraiment nuls à chier, désolé de le dire si vous me lisez. Nous allons donc dans un restaurant français en fin de journée... Et là il apparait clairement que le serveur est marocain: nous commençons donc à parler en français. Je lui fais donc mon laïus, il me dit "Pas de problème, je vais en parler au chef, on s'occupe de tout". Et il part en cuisine. Parfait, me dis-je.

Quelques minutes plus tard, le serveur reviens, s'approche de notre table, et me demande: "Mais, vous jouez de quel instrument?
- Euh... Alors, il se trouve que je joue de la guitare, mais comment est-ce que  vous savez que je joue de la musique, c'est pas écrit sur ma figure quand même!
- Ben, pour le concert que vous allez faire, vous jouez d'un instrument, non?
- Mais quel concert?
- Ben, le concert dont vous m'avez parlé!"

Alors là, on a explosé de rire.

"Le CANCER, pas le CONCERT!"

Je vous jure, la tête du pauvre serveur, ça valait son pesant de pochettes de plaquettes (Sean, this one is for you man). Il était décomposé. Et moi, écroulé de rire. J'en ris encore, je me demande ce qui a bien pu se passer dans sa tête "Mais pourquoi il veut qu'on cuise bien ses trucs, peut-être qu'il veut pas avoir la courante pendant son concert...", hé hé hé! C'est d'autant plus drôle que la synchronicité est parfaite: cette méprise ne pouvait arriver que dans ce restaurant, ce jour là, vu qu'en anglais le mot concert a un T final qui n'est pas silencieux et que la méprise n'est donc pas possible. Ah, au moins on ri bien!

5 commentaires:

  1. Oh comme je te comprend...
    J'ai mis énormément de temps à vouloir remanger à l'extérieur et même chez des amis je reste toujours suspicieuse !

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  2. Oh comme je te comprend...
    J'ai mis énormément de temps à vouloir remanger à l'extérieur et même chez des amis je reste toujours suspicieuse !

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  3. Oui c'est vrai que le mot cancer est un mot "magique" qui inspire la pitié et des regards de compassion (de ce fait, j'ai toujours évité) mais vu leur nombre il devient malheureusement de plus en plus banal et j'ai peur d'entendre dire un jour aux malades : "et alors, où est le problème ?".
    Apparemment le mot "concert" est aussi un mot magique, j'ai bien rigolé !!!

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  4. Juste une question : n'avez vous pas pensé que immuno-supprimé puisse être une "trop gros mot" pour les gens. Ce n'est pas un mot qu'on sort communément dans une conversation et peut-être que simplement çà ne parle pas aux gens. Contrairement à "cancer" que tout le monde connaît et qui touche de près ou de loin la quasi totalité de la population.
    Ceci dit, votre blog me touche beaucoup et bien que on espère toujours ne jamais avoir de "gros ennuis de santé", j'aimerai trouvé en moi la force que vous montrez ici.

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    1. Oui, c'est une remarque tout à fait juste, d'ailleurs souvent je disais : " Je suis immunosupprimé, c'est à dire que mon système immunitaire ne marche pas bien etc etc etc...". Mais effectivement, l'idée est relativement complexe, et pour quelqu'un qui ne baigne pas dans le milieu médical comme nous par la force des choses va être déstabilisé. Juste passer par le raccourci du mot cancer, cela va beaucoup plus vite ce qui est essentiel quand on est dans le cadre souvent agité et bruyant d'un restaurant.

      Merci pour le reste de votre commentaire!

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