Je m'étais juré de ne pas parler de la réforme des retraites.
En effet, quelqu'un de très sage m'a dit un jour: "Les opinions politiques, c'est comme les trous du cul, tout le monde en a un et souvent il n'est pas très propre". Ou quelque chose d'approchant. Du coup, mes opinions sur la politique (française) j'essaie de les garder pour moi.
Et puis depuis que l'on est aux US, je suis un peu largué: difficile de suivre à la fois l'actualité US et française dans le détail, alors le contenu exact de la réforme des retraites, quand les grèves ont commencé, je n'étais pas super au point.
Alors pourquoi faire une exception et en parler si j'estime que le terrain est miné?
Tout simplement parce que depuis le début des grèves, je me fais chambrer par mes collègues à ce sujet, que j'en ai un peu marre, et que je trouve que faire le parallèle entre la vision US et la vision française est assez intéressant.
La première grosse vanne que j'entend quasiment tous les jours c'est en résumé: "Come on Loic, don't be so angry, it's only two years, sixty-two is no big deal!". Traduction: "Du calme Loïc, arrête de t’énerver, c'est seulement deux ans."
C'est un petit peu plus compliqué que cela mais je ne les blâme pas: j'étais aussi un peu dans le flou avant que l'on m'explique tous les détails (
merci!). Je me permets de vous faire remarquer que c'est assez révélateur du niveau du débat en France: si je ne sais pas complètement comment fonctionne la retraite, étant pourtant un individu relativement intéressé (la retraite, c'est une problématique forte pour les expats), informé et livré avec le mode d'emploi de son cerveau, j'imagine qu'une portion significative des français est aussi à la ramasse que moi. D'ici à en conclure que nos opinions ne sont rien de plus que des croyances, il n'y a qu'un pas.
Bref, j'essaie de les détromper mollement, mais même en parlant d'une retraite à 67 ans, ils ont un peu du mal à comprendre de quoi on se plaint: dans l'ensemble, pour eux on continue à être des fainéants et juste perdre deux ans, on a pas trop de quoi se plaindre. Difficile en tout cas d'expliquer que l'age de la retraite est maintenant plus élevé en France qu'aux US, on ne me crois pas. L'idée préconçue que nous sommes des glandeurs privilégiés (rapport à nos vacances, rtts, 35 heures...) a la vie dure. Et de toute façon, les américains s'arrêtent rarement à 65 ans comme on le verra dans le post suivant.
Je pense aussi discerner un peu d'envie dans ces vannes, même s'ils se priveraient de donuts plutôt que de l'avouer. On sent une certaine amertume quand ils comparent leur mode de vie avec le modèle européen et même avec la réforme, on reste bien mieux loti qu'eux.
Le deuxième sujet de raillerie, ce sont les grèves en elle-mêmes et le merdier typiquement français qui en résulte.
Disons le tout net, les américains avec qui j'en ai parlé ont l'impression que la France est à feu et à sang. Plus exactement ils avaient ce sentiment le lundi, quand les grèves n'avaient pas encore trop dégénéré. Depuis j'ai évité soigneusement le sujet, un peu épuisé par les poncifs que l'on me sert à tour de bras, mais j'imagine que les évènements de Lyon leur font croire que le pays est en guerre.
Il faut dire que les américains en général ne comprennent pas bien le concept de la grève. Faire la grève, c'est empêcher des entreprises de fonctionner et des gens de travailler, et vu l'importance qu'a le travail ici (c'est le gagne pain, la retraite, l'assurance santé, la reconnaissance sociale, dans le désordre), c'est quelque chose de très grave. Pour un américain, c'est le paradoxe Français: des gens qui ne bossent pas (beaucoup) empêchent les autres de travailler, et c'est inacceptable.
Soulignons aussi que chez l'Oncle Sam, on ne déconne pas avec l'autorité. Je pense que les scènes de casse lyonnaises se passeraient très mal ici. La police tirerais probablement dans le tas. Merde, je pense que les simples citoyens, voyant leur voiture se faire incendier, sortiraient leur flingue et tirerais quelques bastos pour défendre leurs biens (n'oublions pas que dans l'état de Washington, l'on a droit de porter une arme -dissimulée- avec un permis). Vu par des yeux américains, ces photos sont très choquantes (je précise: vu par les miens aussi).
Il faut quand même remarquer que l'on lit pas mal de commentaires d'américains qui nous admirent et qui critiquent très durement l'attitude américaine où les petites gens se font tondre par les puissants sans broncher en continuant de rêver l'American Dream, comme par exemple ce commentaire issu du
Big Picture sur les grèves:
I'm an American. These pictures make me weep. In the U.S. we don't strike. We work harder and hope to win the lottery. We thank the rich for creating jobs. We believe we are all equal and that those who don't have high-paying jobs deserve the "sh*t jobs" they do have. This is a lesson. God bless the French. May we aspire one day to follow their example and say "no" to the neoliberalist a-holes who want to run the world. [...] All human rights come from fights. Nothing is given
J'aime beaucoup ce commentaire, qui souligne très bien l'attitude américaine vis à vis du travail. C'est un excellent rappel, que l'on soit pour où contre cette grève en particulier que les écarts entre "riches" et "pauvres" n'ont jamais été aussi grand, et qu'il est très important de ne jamais perdre notre capacité à nous révolter. Si la condition des travailleurs est aussi pourrie aux U.S c'est qu'ils sont culturellement résignés. (D'ailleurs, pour ceux que cela intéresse, Alain Damasio a écrit un livre magnifique, "La zone du dehors" qui traite de cette thématique, que je citerai bien si mon exemplaire n'était pas en France).
(à suivre)