J'ai l'impression que comme beaucoup de malades (et de non malades), j'ai accueilli la nouvelle avec un mélange d'admiration pour son courage et sa force de volonté, de joie à l'idée qu'elle soit en voie de guérison, car c'est toujours une bonne nouvelle lorsque l'un d'entre nous s'en sort... Et en même temps cela m'a mis très mal à l'aise, et ce, je pense, comme nombre de patients. D'ailleurs, un article vient de paraître sur Rue89 ayant pour titre « J'ai un cancer, et je ne suis ni digne, ni courageuse », qui expose un discours très similaire à celui que je m'apprête à tenir.
Cela m'a donné envie d'écrire une lettre à la ministre.
Madame Bertinotti,
Je suis très heureux que votre traitement soit achevé, que vous alliez bien et que vous ayez pu continuer à travailler tout au long de cette épreuve...
Mais.
Vous avez certainement une voiture de chauffeur avec fonction, vous n'avez pas eu comme moi besoin de demander à vos amis d'organiser des roulements pour vous emmener à la clinique, vous n'êtes probablement jamais restée comme moi pendant 2 h en carafe à l’hôpital sans pouvoir rentrer chez vous parce qu’aucun taxi n'est disponible et parce que tous vos amis travaillent.
Je suppute, et vous m'excuserez si c'est inexact, que vous avez une secrétaire et une armée de subordonnés qui vous ont déchargé du poids de votre quotidien. Je ne connais pas votre train de vie, je ne sais pas si vous avez des enfants, mais j'imagine que vous avez du personnel qui vous décharge des tracasseries administratives, du ménage, des courses, etc. En temps normal, je ne vois déjà pas un ministre aller au Prisunic faire ses courses alors, une ministre en cours de chimio, encore moins.
Pendant mon traitement, alors que j'étais à l’hôpital, ma femme dormait sur un lit de camp à côté de moi, pendant que des amis se relayaient pour aller nourrir nos chats. Lorsque que je suis sorti de l'hosto, entre deux allez et retour à la clinique pour me faire une transfusion (car l'aplasie est bien plus sévère dans les chimiothérapies de cancers du sang que de cancer du sein), nous avons du me traîner chez un avocat pour régler un problème administratif concernant mon visa, qui aurait pu m'empêcher de recevoir des soins. J'ai failli vomir tripes et boyaux, dans une salle d'attente cossue au 56e étage d'un gratte-ciel du centre de Seattle, en attendant une signature sur un bout de papier me confirmant que j'avais le droit de recevoir des soins. Un stress dont je me serais bien passé.
Je pourrais continuer longtemps mais je crois, j'espère en tout cas, que vous m'aurez compris et que je n'ai pas besoin d’illustrer plus avant la différence considérable qu'il y a entre le quotidien d'un malade comme vous et celui d'un malade comme moi.
Autant je sais que la souffrance des corps et des esprits ne peut pas se mettre sur une échelle et se comparer, autant je sais que comme tous les malades, comme nous tous, vous avez certainement dû salement en baver, si vous me passez l'expression, autant, vous, Madame la Ministre, n'avez jamais eu à vous demander si demain vous alliez pouvoir payer votre traitement ou si tout simplement vous pourriez vous rendre à l’hôpital.
Moi, si, comme beaucoup de gens en France.
D'autre part, comme le souligne la personne qui a écrit l'article de Rue89, il y a une variété énorme de cancers et une variété encore plus grande de corps subissant ces cancers. Prenons le cas des leucémies par exemple. Il est complètement impossible de continuer à travailler pendant les cycles de chimio de type HyperCVAD utilisés pour traiter les leucémies aiguës (comme celle qui m'a touché en 2011), d'ailleurs en France, la sanction c'est carrément un mois de chambre stérile. Une greffe de moelle pour une leucémie, c'est un mois minimum d'isolement, souvent plus, puis un an de convalescence, et plus si vous faites, comme dans mon cas, du rejet de greffe. Par contre, pour certaines chimios de consolidation de leucémies chroniques, il est tout à fait possible, voire même conseillé, de continuer à travailler entre les cycles d'entretien. Comme quoi, il n'y a pas de réponse unique.
Dans le cas des cancers du sein, je connais une infirmière qui se portait relativement bien tout au long de son traitement et qui a toujours continué à travailler... D'un autre côté, j'ai des amies qui toléraient extrêmement mal les médicaments, qui étaient au 36e dessous, et qui plusieurs mois après l'arrêt de la chimio ne sont toujours pas en état de travailler. Vous savez comme moi que c'est une loterie et que l'on ne peut pas savoir à l'avance comment on s'en sortira.
C'est l'un des problèmes de votre annonce: elle risque de donner l'impression que l'on peut travailler avec un cancer, ce qui dans le cas général n'est largement pas vrai, c'est plutôt une exception, il me semble... En tout cas cela dépend des cancers, et dans le monde des leucémies, c'est une exception. Cela a aussi un effet culpabilisant pour les femmes qui ne sont pas aussi fortes que vous, alors qu'elles n'y sont pour rien. Vous n'y êtes pour rien, d'ailleurs... Mais il faut que vous en ayez conscience.
Je comprends toutefois votre message et quelque part je le salue, vraiment, car je suis profondément d'accord avec vous, ce qui vous surprendra peut-être étant donné le ton du début de cet article. En effet, je pense vraiment qu'il faut changer les mentalités des entreprises afin qu'elles acceptent d'employer des malades à mi-temps, des malades qui peuvent (médicalement) et qui souhaitent travailler. Je regrette aussi le coté tout ou rien des assurances invalidités (en tout cas aux US, j'avoue qu'étant expatrié, je connais moins comment cela se passe en France) : souvent, si un malade reprend le travail et que cela ne fonctionne pas, il perd son invalidité, ce qui n'incite pas à prendre un risque, à se lancer en travaillant un tout petit peu pour voir si cela marche avant de monter en puissance. Il y a beaucoup à faire et à réfléchir, sur l'intégration des malades dans le monde du travail et dans la société en général.
Par contre, une de vos citations dans l'article du Monde m'a choqué :. « Pour que les employeurs comprennent que la mise en congé longue maladie n'est pas forcément la meilleure des solutions. »
Je ne vois pas ce que les employeurs ont à voir là-dedans, c'est avant tout une décision médicale, faite par les médecins, et ce n'est pas à l'employeur de décider si un malade doit continuer à travailler ou non. Je me demande si votre phrase n'aurait pas été sortie de son contexte, car elle n'a tout bonnement pas de sens.
D'ailleurs, il me semble que sont encore plus nombreux les gens qui sont dans une situation dramatique, avec des maladies terribles, qui ne peuvent pas reprendre le travail de quelque manière que ce soit. Nous ne sommes pas tous aussi fort que vous, nous n'avons pas tous autant de support, nous avons aussi parfois des pathologies bien plus lourdes et bien plus longues... Il me semble qu'il y a beaucoup plus de gens qui sont dans des situations dramatiques de fins de droits, de précarité, de perte d'emploi (j'ai moi-même perdu mon emploi et personne ne veut m'employer autrement qu'à temps plein, ce qui est médicalement hors de question) que de gens qui vivent leur cancer suffisamment bien pour travailler. J'espère juste que votre « coming-out » ne fera pas oublier encore un peu plus tout ces oubliés du système, qui ont parfois un peu l'impression qu'il ne leur reste plus qu'à crever, afin de ne plus être une charge pour une société qui ne veut plus d'eux.
Nous sommes encore une fois face à un problème très complexe. Il ne faut pas déresponsabiliser les gens. Il faut éduquer les entreprises pour faire accepter la maladie dans le monde du travail. Il ne faut pas tomber dans l'excès inverse : « et si lui travaille pendant sa maladie, pourquoi pas vous » ? Il ne faut pas oublier tous les malades qui ont des invalidités et des pathologies extrêmement longues, pour lesquels il y a bien trop peu de ressources et de structures en place, et bien garder en mémoire que pour les malades de cancer, souvent, pour peu qu'il y ai le malheur d'avoir une récidive ou quelque complication que ce soit, on parle d'années d'invalidité, pas de mois...
Bref.
Madame la Ministre, je suis très heureux que vous ayez terminé votre traitement, et je vous souhaite de passer toutes les prochaines étapes avec succès. Je suis le premier à savoir que ce n'est pas parce que la chimio est terminée que le combat est fini, croyez-moi. Mais j'espère que vous n'êtes pas victime du biais du survivant, « Si je l'ai fait, pourquoi pas les autres ». Peut-être avez-vous eu de la chance, peut-être êtes-vous plus coriace et courageuse que la moyenne, qui sait. Ne faites pas une règle de votre cas. Encore une fois, je pense qu'il y a beaucoup, beaucoup, plus de gens qui sont en fin de droits qui se demandent comment survivre à leur maladie, que de gens qui se demandent comment travailler pendant celle-ci.
Je vous souhaite, comme à tous les patients avec qui j'échange, tout le courage du monde.