Carnets de Seattle: Patchwork d'impressions et d'humeurs de deux Français expatriés aux Etats-Unis. Depuis mars 2011, ces carnets sont aussi le journal de notre combat contre la leucémie.

mardi 4 juin 2013

Une histoire de limites II

Ce post est la suite d'Une Histoire de limites.

Donc, arrivée à Van City vers 19h30, complètement explosé. Bonne surprise,  l'appartement que j'ai trouvé sur AirBNB est super bien situé, décoré avec beaucoup de goût, et surtout d'une propreté étincelante. J'ai prévenu mon hôte que je suis immunosupprimé pour qu'elle ne me trouve pas trop bizarre quand je sors tout mon attirail, et elle est absolument charmante, très compréhensive et sympathique. Nous passons d'ailleurs une excellente soirée dans un petit restaurant de la rue avec une de ses amies, il y a quand même une ambiance très différente à Vancouver, très détendue, plus européenne avec des gens en terrasse dans la rue qui prennent le temps d'apprécier un verre entre amis par exemple. Ce n'est pas pour rien que Vancouver domine le classement des villes les plus agréables à vivre du monde, on s'y sent immédiatement bien.

on note que le symbole de cambie village, c'est un verre de pif :)

Seul petit soucis: mon hôte tousse. Dans l'absolu, tant qu'elle met sa main devant sa bouche, ce qu'elle fait, pas de problème, même si à chaque fois, cela me met un peu sur les nerfs tellement c'est quelque chose que je suis habitué à repérer et à fuir. Le problème c'est qu'elle ne se lave pas les mains après avoir toussé, et qu'elle persiste à vouloir me servir des tasses de thé avec ses mains qui, dans ma tête, sont marquées comme étant "contaminées". Je suis pris entre mon éducation et la politesse que je dois à mon hôte et mes névroses (qui n'en sont pas puisqu'elles sont en parties justifiées). Je choisis de ne pas lui faire remarquer, ce qui est probablement un tort, car j'aurais pu résoudre en deux minutes ce qui va être une source constante de stress pour moi lors des deux jours suivants. C'est le genre de chose simplissime qui est très difficile à vivre pour moi: et si je tombe malade? Au Canada? Tout seul? Et si je tombe malade et que le GVHD s'emballe? Et si? La machine à penser s'emballe vite, en général j'arrive assez facilement à l'empêcher de démarrer en l'interrompant dans l’œuf (il suffit de reconnaitre ce type de pensées pour ce qu'elles sont d'une part, et à éviter les sources de stress d'autre part, en se lavant les mains par exemple), mais la répétition constante dans un contexte où je suis fatigué et hors de mon élément ne m'aide pas du tout.

Je passe néanmoins une excellente nuit et la rencontre le lendemain est juste à un bloc de l'appartement, j'y vais donc à pied et j'y passe d'ailleurs une excellente mais épuisante journée. Pour vous donner une idée des trucs pénibles qui m'impactent de manière idiote, à midi, tout le monde va s'acheter un sandwich dans les divers fast-food qui nous entourent. Sauf que j'ai déjà une confiance extremement limitée dans ce type de restaurant en temps normal, alors étant immunosupprimé, vous imaginez bien que je les évite absolument. Solution, je vais au Safeway du coin, je me trouve des plats surgelés (c'est d'ailleurs à peu près la seule utilité que je voie à ces trucs), et je demande au rayon traiteur de me les réchauffer au micro-onde. C'est immonde, mais c'est stérile, et c'est malheureusement le plus important. Vous voyez, cela semble trivial, mais pour moi une journée comme cela, c'est une succession de jalons, d'étapes, ou il faut tenir bon, jusqu'au soir, un peu comme un marathonien qui franchi le Mur, et chaque étape supplémentaire ajoute à l'énergie nécessaire pour arriver au bout de la journée. Souvent, c'est vraiment une affaire de volonté pure, je suis parti dans un truc et je continue jusqu'à ce que j'ai fini, puis, je m'effondre. En l’occurrence, ce soir là, je finirais ma journée chez mon hôte vers 18h, complètement vanné, vidé, et j'éteindrais les feux très tôt.

Le lendemain matin, je me lève avec une angoisse diffuse qui m'oppresse. J'ai passé une très mauvaise nuit, je sens dans tout mon corps le GVHD qui se réveille, comme un monstre, vous savez, comme Smaug sous le Mont Solitaire, qui ne dors que d'un œil... J'ai passé une partie de la nuit aux toilettes (manger n'importe quoi, cela a mis en vrac l'équilibre fragile de mon système digestif), toute ma peau me fait mal, me tire, vous savez comme quand vous avez une allergie alimentaire à des fruits de mer (en tout cas, moi ça me fait ça), mon visage me brûle, mes muqueuses me démangent... Cela m'inquiète beaucoup, car je suis en pleine baisse des doses d'immunosuppresseurs et de part le passé, la fatigue a toujours été un déclencheur important et avec la fatigue cumulée des deux journées précédentes... Bref, j'ai peur qu'en faisant une journée de plus, je sois incapable de me reconduire moi-même chez moi, surtout le lundi qui est férié et qui risque d'être une redite du vendredi.

Le jour précédent, quelqu'un m'a dit: "C'est bien de dépasser ses limites, encore faut-il les connaitre!"...  Et c'est un des problèmes avec moi, les limites sont assez floues, difficiles à cerner mais paradoxalement très tranchées: en général quand on tape dedans, il est trop tard. C'est d'ailleurs quelque chose que j'ai appris au tout début de ce parcours contre la leucémie: il faut absolument savoir écouter le corps, il a toujours raison. Je décide donc de petit-déjeuner et de rentrer immédiatement pendant que je suis encore frais, sans même aller me promener dans Vancouver et en ratant bien entendu la deuxième partie de la rencontre à laquelle je suis venu assister. Bien m'en prend: il n'y a personne sur la route, et je ne met que 2h45 à rentrer (dont 2mins chrono à la frontière, un exploit). Pour la petite anecdote, je vais ensuite dormir une bonne partie de mon dimanche après-midi et de mon lundi, où je ne ferais strictement RIEN.

Alors quel bilan?

Quelqu'un m'a demandé si je l'avais vécu comme un échec. En fait, non. C'est un mélange complexe. C'est à la fois un succès incroyable, et j'ai éprouvé une joie énorme à être tout seul à me débrouiller loin de chez moi, "en vacances", à faire ce que je veux au dernier moment sans trop de plans, et en même temps comme j'ai l'esprit de compétition et que je n'aime pas quand je n'arrive pas à terminer quelque chose, et que là j'ai été obligé d'abandonner... Cela m'agace de façon assez prodigieuse, soyons bien clair. Il y a aussi eu un coté un peu traumatisant dans cette expérience. Je me suis fait très peur, sur la route notamment où j'ai vraiment cru que j'allais me planter, et quelque part, je n'ai vraiment pas envie de revivre ça. Paradoxalement donc, après m'être un peu "libéré" de mes "tensions" lors du voyage en France, j'en ai remis une couche en faisant un peu n'importe quoi avec ce voyage à Vancouver. J'ai eu le tort de me comporter "comme avant", comme si je n'avais plus de limites, alors que ce n'est pas vrai. Je suis passé d'un extrême à l'autre, un peu stupidement. Je dois trouver un curseur entre les deux, arriver à faire des choses, à évoluer librement dans le monde, mais en le préparant de façon suffisamment soigneuse pour ne pas me retrouver dans une situation un peu trop extrême à mon goût. C'est un équilibre délicat à trouver. 

3 commentaires:

  1. C'est bien ce que je t'écrivais en com du précédent volet : "n'en abuse pas". Je pensais le conseil superflu, mais là tu es passé à l'étape supérieure sans passer par les paliers intermédiaires indispensables et la réaction a été immédiate remettant tes pendules à l'heure ! C'est l'expérience dont tu avais besoin pour te modérer. Tu as bien retenu la leçon, j'en suis certaine.
    Une question : quand tu dis que ton hôtesse toussait en mettant la main devant sa bouche, cela m'a surprise. Là tu parles d'une Canadienne est-ce la raison ? Aux USA, j'ai remarqué que les gens toussent ou éternuent avec l'avant-bras (jusqu'au coude) devant la bouche. J'en ai déduit que c'était pour ne pas contaminer leurs mains. J'en ai fait une généralité mais n'était-ce que quelques cas isolés ?

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  2. Merci pour ce témoignage, c'est justement le genre de choses qui m'angoisse pour ma vie après greffe, la connaissance de mes limites et quelle autonomie je pourrais avoir. Je retiens précieusement qu'il faut écouter son corps avant tout.

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    1. (et si c'était à refaire, ben je serais moins con et je prendrais le train, c'est tout).

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