Carnets de Seattle: Patchwork d'impressions et d'humeurs d'un Français expatrié puis revenu des Etats-Unis. Depuis mars 2011, ces carnets sont aussi le journal de mon combat contre la leucémie, les séquelles de la greffe de moelle osseuse et le cancer secondaire apparu en Janvier 2024...

jeudi 6 juin 2013

Une soirée avec Ursula K. Le Guin

Il y a quelques semaines je suis allé à une conférence organisée conjointement par ma librairie locale et la bibliothèque centrale de Seattle à l'occasion de la parution d'une traduction par Ursula K. Le Guin de Squaring the Circle, un recueil de nouvelles d'anticipation  par l'auteur roumain Gheorghe Săsărman. C'était une soirée extrêmement intéressante, d'une part parce que le livre en question est excellent et a une histoire fascinante, mais aussi parce que j'ai eu l'occasion de poser pas mal de questions, ce qui a amené, comme vous allez le voir, à un moment tout à fait surprenant.

Il faut commencer par présenter Ursula K. Le Guin, pour ceux qui ne recadrent pas. Née le 21 Octobre 1929, mariée à un français (d'où la consonance familière de son patronyme) et vivant depuis 1953 à Portland, c'est surtout une légende vivante de la littérature américaine. Rendez-vous compte: elle est l'auteur ayant gagné le plus de prix Hugo et Nebula, les deux prix les plus prestigieux pour la littérature de SF américaine, ce qui n'est pas rien quand on sait que c'est quand même un genre très largement dominé par les hommes. Ses distinctions sont trop nombreuses pour que je les énumère ici, sachez par exemple que la librairie du Congrès l'a classé "Légende Vivante". Pour une fois, ce n'est pas moi qui le dis! Elle se distingue par l'utilisation du fantastique pour l'exploration de thèmes sociologiques et psychologiques, et il faut aussi remarquer qu'elle écrit remarquablement bien, ce qui est assez rare dans le genre, il faut bien l'avouer. Prenez quelqu'un comme Larry Niven, par exemple: il a des idées novatrices et les couche sur le papier de façon efficace, point. Le Guin, par contraste, a des idées tout aussi novatrices, mais en plus elle écrit magnifiquement bien, ce qui la range dans une catégorie vraiment à part, au coté des plus grands. Parmi ses livres les plus connus, on peut citer (difficile de n'en prendre que deux, dans une bibliographie aussi fournie!) La Main gauche de la nuit, et Terremer (Terremer étant d'ailleurs probablement son cycle le plus fameux).

Petit aparté: Comme ce n'est pas tous les jours que l'on a l'occasion de voir l'équivalent de Victor Hugo en chair et en os, je ne vous fais pas un dessin, j'étais bien "excité". Il y a des gens qui sont tout fous de rencontrer Nabila, personnellement c'est l'intelligence qui "m'excite", chacun son délire (non je ne suis pas aigri de la stupidité ambiante, pas du tout!).

Lors de cette soirée, Ursula K. Le Guin était donc venue présenter la traduction d'un livre roumain, "Squaring the Circle", et ce en la compagnie de la fille de l'auteur, et du traducteur de la version espagnole. Vous allez comprendre pourquoi.


Ce livre est un recueil de nouvelles très courtes, qui sont toutes des descriptions de villes imaginaires. On est vraiment dans le mode de la nouvelle, avec des textes percutants, des chutes souvent inattendues, une écriture magnifique (probablement encore embellie par le talent de la traductrice), et surtout avec très souvent une forme de critique sociale très pertinente et actuelle plus ou moins dissimulée sous couvert de science-fiction (comme très souvent, notez bien). Petit problème: ce livre a été publié en 1975, en Roumanie, sous Ceaușescu... Il a donc été très violemment censuré par le régime à sa sortie, ce qui à considérablement freiné sa diffusion. Paradoxalement, il faut savoir qu'à l'époque, en Roumanie, la science-fiction était considérée comme une sous-littérature, et que la censure ne s'y intéressait que peu... Sauf que Săsărman voulait être reconnu par ses pairs et avait donc publié son livre sous une étiquette de litérrature classique. Comme quoi, l'égo, ce n'est pas toujours bon!

Le livre a quand même été traduit par un éditeur français quelques temps plus tard. Manque de bol, celui-ci a fait faillite quelques temps après sa publication, et le bouquin est retombé dans l'oubli aussi sec. Il faut bien comprendre un truc: c'est difficile pour un livre roumain de sortir de ses frontières: il y a plein de roumains qui parlent français ou anglais, mais en l’occurrence pour qu'un bouquin soit traduit, le monde est ainsi fait qu'il faut un français ou un anglais qui parle Roumain, et qui soit traducteur, et qui veuille traduire ce livre précisément. Autant vous dire que c'est rare. Entre alors en scène un espagnol, Mariano Martín Rodríguez, qui va jouer un rôle décisif. Il faut savoir que les espagnols adorent la SF et ne considèrent pas que cela soit de la littérature de seconde zone (pour une fois!), et qu'ils cherchent donc toujours des nouveautés. Rodríguez, donc, traducteur à l'UE de son état, tombe sur ce bouquin par hasard, le trouve génial, et décide de le traduire lui-même. C'est déjà un grand pas, mais même si l'espagnol est la 3ème langue du monde, cela reste un petit éditeur castillan et cela ne garanti en rien que ce livre ne retombe pas dans l'oubli... Il décide donc de tenter sa chance: il sait que Le Guin fait beaucoup de traductions, et il lui envoie une longue lettre avec une copie du bouquin.

Or, vous savez surement qu'il est extrêmement rare que des livres de science-fiction "étrangers" soient traduits en anglais sur le marché américain, car celui est déjà complètement saturé par sa production interne. Ce n'est même pas du protectionnisme primaire, c'est juste que la concurrence étant déjà impitoyable entre auteurs américains, il n'y a absolument aucune raison pour un éditeur de payer un traducteur et de publier un livre qui sera nettement moins rentable que les 10 autres qui se pressent au portillon.  Rodríguez a donc eu la bonne idée: il n'y a à peu près que comme cela, en tapant dans l’œil d'une légende vivante, qu'il y a une chance de se faire éditer. D'ailleurs, des mots même de Le Guin, qui reçoit fatalement des tonnes de courrier de ce genre, le livre a failli finir, comme les autres, dans un tiroir. Et puis par un mystère de la vie, un jour, elle l'a ouvert, elle a lu une nouvelle, puis une autre, puis une autre, et l'évidence s'est imposée: il faillait qu'elle le traduise.

Pour l'auteur, Gheorghe Săsărman, c'est un peu l'accomplissement d'une vie. La traduction de son livre du roumain, langue obscure parlée par environ 25 millions de personnes, à l'anglais, parlé par 500 millions de natifs et probablement quelques milliards en seconde langue, garanti sa diffusion et son intégration au patrimoine culturel de l'humanité. De plus, traduit par une personnalité comme madame Le Guin, cela assure que l'on en parlera forcément pendant un certain temps (la preuve, ce post, par exemple). C'est d'autant plus émouvant pour lui étant donné son historique de censure et de faillite des éditeurs... Ce livre a mis presque 40 ans à véritablement prendre son envol, c'est quand même assez dingue et c'est vraiment mérité car encore une fois les nouvelles sont vraiment magnifiques, pertinentes et très actuelles. C'est d'ailleurs un livre très court, que vous pouvez probablement finir en une petite heure, ce qui de temps en temps est une qualité!

A suivre: la séance de questions-réponses et mon échange avec Ursula K. Le Guin, et son issue étonnante. (désolé de toujours faire des "à suivre", mais j'ai encore à peu près la même quantité de texte pour la deuxième partie, donc...)

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