Carnets de Seattle: Patchwork d'impressions et d'humeurs de deux Français expatriés aux Etats-Unis. Depuis mars 2011, ces carnets sont aussi le journal de notre combat contre la leucémie.

dimanche 9 juin 2013

Une soirée avec Ursula K. Le Guin II

(ce post est la suite de Une soirée avec Ursula K. Le Guin).

Après la présentation de la genèse du livre de Gheorghe Săsărman Squaring the Circle, nous avons eu le droit à la lecture de plusieurs nouvelles par Le Guin en anglais, et par Rodríguez en espagnol, ce qui nous a permis de comparer un peu les versions du texte (en tout cas à moi, qui comprend les deux langues), puis nous avons pu poser des questions. Alors je vous avoue que je suis complètement égoïste dans ce genre d'évènement, quand on me file la parole, je ne la lâche pas, estimant que mes questions sont en général plus intelligentes que la moyenne. Et, comme on est toujours le con d'un autre, je démontre: pour vous donner une idée, on a pu poser 5 questions. J'en ai posé deux sur les 5, et une des questions posée par quelqu'un d'autre était: "Est-ce que vous avez pensé à vendre les droits d'adaptation à une chaine de TV"... Ursula K. Le Guin a soupiré avec une exaspération visible, en répondant: "Ce sont des descriptions de villes... J'ai du mal à voir comment l'on peut en faire une série TV!". Bref, quand j'entends des questions comme ça, cela me fait disparaitre mes scrupules, on me donne la parole, je la garde, et puis c'est tout. Une série TV. Non mais allo, quoi.

D'ailleurs, je vais commencer par la question la plus intéressante, car j'ai vraiment envie que vous lisiez la réponse de Le Guin. L'une des choses les plus immédiatement frappantes quand on regarde la couverture de "Squaring the Circle", c'est qu'il s'agit d'une sélection des textes originaux. La question brûle les lèvres: pourquoi est-ce une sélection, combien de textes manque-il et pourquoi?

La première raison de la traductrice est purement esthétique, si l'on veut. Sur la trentaine de nouvelles d'origine, elle n'a traduit que ses préférées, et certaines n'ont pas été sélectionnées simplement parce qu'elle ne lui plaisaient pas assez. C'est une démarche que je peux comprendre: je traduis moi-même sur mon temps libre des textes pour des amis, et c'est vraiment un travail ingrat! Il y a plutôt intérêt à aimer le texte d'origine, sinon c'est vraiment très pénible. Pour autant, je suis partagé sur la question: je trouve que lorsque l'on s'intéresse à un auteur et que l'on trouve que son œuvre a une valeur et une signification, on a un certain devoir de la transmettre de la façon la plus pure possible... Surtout dans le cas d'un livre qui a été censuré au cours de son histoire. Les deux opinions se défendent, donc. Est-ce qu'il vaut mieux qu'il soit diffusé largement en anglais, même coupé, ou qu'il reste dans l'oubli? Je pense que pour Săsărman, la réponse est très claire, et qu'il est super content d'être traduit même si ce n'est qu'une sélection, mais en temps que lecteur, j’éprouve une frustration certaine à ne pas avoir une vision globale de son œuvre.

L'autre raison est complètement différente: Ursula K. Le Guin n'a pas traduit certains textes car ils présentaient une vision de la femme qui la choquaient profondément. Il faut savoir qu'elle est quand même connue pour des thèmes ayant trait aux genres et au féminisme, et je ne suis globalement pas surpris qu'elle ai des vues radicalement différentes de celles d'un auteur roumain de 1975. Mais je ne sais pas vous, mais moi, ce qui me vient immédiatement à l'esprit, c'est que c'est une forme de censure: ce texte ne correspond pas à ma vision du monde, je ne le publie pas. Et je suis très étonné que Le Guin, qui nous racontait quelques minutes avant avec émotion comment elle avait sauvé de la "censure communiste" (je caricature un peu, mais à peine) ce livre, ne réalise pas qu'elle reproduit exactement le même schéma.

Le plus impressionnant dans tout cela c'est que l'audience, probablement à 95% constituée d'américains et environ comptant environ 200 personnes, a accepté cette réponse sans sourciller... Alors qu'avec un ami (turc), nous nous sommes regardés, effarés. Je conçois tout à fait que les roumains (et roumaines) aient des rapport hommes-femme qui soient probablement assez différents de ceux des français et donc probablement encore plus des américains: les cultures slaves sont très différentes des cultures latines et encore plus des cultures anglo-saxonnes... Par contre, ce n'est pas parce que nous ne fonctionnons pas de la même manière que c'est mieux: c'est juste différent, et d'ailleurs en temps qu'expat, c'est quelque chose que nous constatons souvent.  C'est une erreur très communément faite (par moi y compris, mais j'en suis conscient) de croire que certaines cultures ou idées sont supérieures à d'autres (bon, il y a aussi des vraies idées de merde, mais c'est un autre débat). C'est quelque chose qui est très présent chez les américains que de penser que leur modèle de démocratie est le meilleur du monde et qu'il illumine la planète de sa lumière bienfaisante (je n'exagère pas, c'est presque mot pour mot la fin d'un discours de Mitt Romney lors de l'élection) et que tous les peuples seraient plus heureux en l' "adoptant" (tiens, adopte ma démocratie à grand coup de fusil d'assaut dans ta tronche -mais je m'égare-). Il suffit pourtant de regarder 5 minute de tv réalité et de suivre le dernier scandale d'espionnage massif du peuple américain (et du reste du monde) par son gouvernement pour se rendre compte qu'il y a probablement d'autres façons de vivre qui ont autant de valeur, sinon plus, et qu'il y a plein de cultures qui aimeraient bien qu'on leur foute un peu la paix et qui sont tout à fait heureuses dans leur coin. Je digresse très légèrement, cela n'a que peu a voir avec Ursula K. Le Guin.

En fait, cette réaction d'Ursula Le Guin montre quelque part la puissance du conditionnement culturel auquel nous sommes soumis, de croire que notre système occidental est le meilleur. Je vous avoue que je ne lui ai pas fait remarquer la contradiction. J'ai failli: quand je suis parti, c'est parfois difficile de m'arrêter, au cas ou vous n'auriez pas remarqué dans le paragraphe précédent... Mais j'ai pensé aux quatre bouquins que j'avais à faire dédicacer, et je me suis dit que je n'allais pas prendre le risque de la fâcher. Un peu égoïste sur le coup, je l'avoue, mais que voulez-vous, pour moi ce genre d'évènement c'est une fois dans ma vie, donc je n'allais pas le gâcher en criant à la malhonnêteté intellectuelle. Même si ce faisant je me rend moi-même coupable de malhonnêteté intellectuelle. Tant pis. D'ailleurs, laissons lui quand même le bénéfice du doute: peut-être que ces textes sont vraiment très dégradants pour les femmes et qu'elle a raison de ne pas les traduire, mais comme justement, ils ne sont pas traduit, et ben je ne peux pas vérifier (ce qui est justement le principe de la censure, notez bien: "croyez-moi sur parole, les idées de ce livre sont nocives"... hum), donc en fait, non. (D'ailleurs, EDIT: Mariano a laissé un commentaire éclairant ce point, voir plus bas).

Deuxième question, toujours liée à la traduction: je sais d'expérience qu'il est difficile, voir parfois impossible de traduire certains concepts d'une langue à l'autre, et je me demandais donc comment s'est passé la traduction d'une traduction, surtout que du roumain à l'espagnol on reste dans des langues latines, mais à l'anglais, on change de famille (anglo-saxon)... Et c'était une difficulté dont ils avaient en effet bien conscience. Au départ, ils voulaient trouver un traducteur roumain-anglais, mais ils n'en ont pas trouvé aux US (quand je vous disait que ce n'était pas évident), donc ils ont travaillé à 3: Le Guin traduisait de l'espagnol vers l'anglais, puis Rodríguez vérifiait la traduction par rapport à la version espagnole ET la version roumaine, et Săsărman faisait aussi une passe d'édition en comparant la version anglaise à la version roumaine. Contre-intuitivement donc, cette version qui devrait être doublement dégradée est de l'avis même des traducteur probablement supérieure à la version espagnole, étant donné l'implication de l'auteur.

Finalement, une question que j'ai posé en privé à Le Guin, pendant la séance de dédicace. Elle a traduit le Dao De Jing, et comme le sujet m'intéresse 'un peu', je me demandais les raisons de cette traduction et comment elle s'y était prise, notamment si elle était versée en chinois et si elle pratiquait un art taoïste. 

Apparemment, c'est un texte sur lequel elle est tombée pendant son adolescence et qui lui a toujours beaucoup plus parlé que les autres grands textes religieux, d'où son envie à un certain point de le traduire. Par contre, elle ne parle absolument pas chinois, et sa traduction est composée à partir de plusieurs traductions anglaises, avec en support le texte original et sa traduction mot à mot, afin d'avoir un repère fixe... Et c'est malheureusement ce que je craignais. Sa traduction est magnifique, le verbe est superbe, comme toujours avec elle, mais on peut tout à fait douter de sa pertinence. Il faut savoir que le Dao De Jing, comme tout texte religieux d'ailleurs, est incroyablement difficile à traduire. Les caractères chinois qui le composent ont changé de sens au cours de ses 3000 ans d'existence (sans compter les erreurs intentionnelles ou non de copie) et à part des linguistes très pointus, il y a assez peu de monde capable de vraiment traduire le texte: si vous le donnez à quelqu'un parlant mandarin moderne, c'est incompréhensible, même si les idéogrammes sont connus. De plus c'est un manuel de pratique taoïste, qui explique des concept qui n'ont pas de sens pour un non pratiquant: certaines traductions, comme les premières traductions des classiques taoïstes en français par les jésuites, sont ainsi incroyablement mauvaises: les pauvres bougres essayaient de coller leur vision du monde sur ce qu'ils traduisaient (ce qui est pratiquement impossible) et ne comprenaient pas la moitié des concepts, ne les ayant jamais rencontré. Ils ont ainsi expurgé tout ce qui faisait référence au chi, par exemple, comme étant de la superstition... Vidant ainsi le texte de son sens. C'est pareil pour la Bible, notez bien, qui est une traduction de traduction de [poursuivez environ 250 fois] traductions et de copies plus ou moins exactes... D'ailleurs, si je puis me permettre, quand vous rencontrez quelqu'un qui vous cite un texte sacré mot à mot dans une langue qui n'est pas la langue d'origine, et base sa réflexion sur cette citation, c'est que cette personne a une compréhension très étroite de sa tradition. Pratique très courante chez les Born-Again, notez.

Enfin bref, cela a confirmé mes suspicions, mais je n'ai pas eu le courage de lui dire ce que j'en pensais, d'une part à cause du respect que je dois à une personne de son âge et de sa stature (quoi que l'on me faisait remarquer que justement, cela lui aurait peut-être plû de se voir un peu remise en question, cela ne doit pas lui arriver souvent), et puis elle était en train de signer mes livres, j'avais envie de les récupérer, encore une fois! ;).

(à suivre)

6 commentaires:

  1. Outstanding post, Loic. It really inspired me. :-)

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  2. Bonjour, comme vous lisez l'Espagnol, vous m'envoyer votre adresse mail et je vous enverrai la version espagnole de l'ouvrage, que j'ai faite moi-même. Elle n'est pas aussi belle que celle de Le Guin, mais elle comprend aussi les textes non repris par elle. Vous verrez qu'il n'y a pas vraiment de la misogynie (sauf peut-être dans un cas, et encore il s'agit d'un traitement ironique). Le Guin a traduit les textes qui lui ont plu. Sa démarche est celle d'un écrivain, pas celle d'un traducteur tel que moi-même. Mais un écrivain qui s'y connaît en traduction. Mariano Martín Rodríguez (martioa@yahoo.com)

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  3. Hello Mariano,

    Alors plusieurs chose: déjà super content (et un peu surpris) de vous voir ici! Malgré mon coté critique j'ai vraiment adoré ce bouquin, et votre conférence donc c'est super.

    Par contre je me souviens clairement avoir entendu Le Guin parler de ce problème de mysogynie/vision de la femme de l'auteur. Elle a même mentionné qu'elle avait contacté l'auteur à ce sujet pour lui faire part de son étonnement et que l'auteur lui avait répondu qu'il ne voyait pas le problème. Je m'en souviens très clairement.

    Maintenant, effectivement, cela ne concerne peut-être qu'un seul texte, et elle a peut-être un peu trop mis de poids sur cette raison (et j'en ai rajouté par dessus de mon coté parce que c'est un thème qui m’intéresse en ce moment), donc oui je suis carrément preneur de votre offre je vais vous envoyer un email :).

    Par ailleurs, comme je disais, je comprend complètement sa démarche, esthétique, en temps qu'écrivain de ne traduire que les textes qui lui plaisent le plus.

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  4. Pour en avoir vraiment le coeur net, je pense que le mieux est d'aller voir les traductions intégrales de "Squaring the circle", soit celle française, soit celle espagnole, au cas où l'on ne comprendrait pas le roumain. Et en attendant que quelqu'un ose traduire le reste du livre en Anglais...

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  5. Et ben figurez vous que Mariano vient de m'envoyer le texte en espagnol et je vais recevoir le texte en français! C'est quand même un peu la classe et je vais pouvoir faire une troisième partie.

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  6. http://www.elbakin.net/fantasy/news/23189-Avril-sera-le-mois-dUrsula-Le-Guin

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