Carnets de Seattle: Patchwork d'impressions et d'humeurs de deux Français expatriés aux Etats-Unis. Depuis mars 2011, ces carnets sont aussi le journal de notre combat contre la leucémie.

dimanche 24 mai 2015

La loi des plaines, chapitre 7: Le morlock aux yeux d'or

Sous forme d'esprit, il explora autour du train. Il ne restait plus aucun humain de vivant. Apparemment, tout le monde avait soit réussi à monter à bord du Veronica, soit était mort, et gisait dans l'herbe. Aucun signe des Elites, ce qui signifiait qu'ils étaient probablement en vie. La locomotive avait rapidement gagné de la vitesse, son moteur à vapeur tournant à plein régime, une chose rare pour un train Eolien. Le charbon était une denrée rare que l'on ne brûlait pas à moins d'y être vraiment contraint. Certains morlocks tentaient de monter à bord, mais le train était bien conçu et les sas résistaient à leurs tentatives de pénétrer à l'intérieur. Des lances sortaient de meurtrières stratégiquement placées et tuaient implacablement les impudents, puis des pointes sortirent des axes des roues afin d'empêcher les autres d'approcher. Bientôt, le train eu distancé la horde et s'éloigna à toute vapeur.

Quel soulagement!

Yahnee décida de rester juste assez longtemps pour compter le nombre approximatif de morlocks avant de rejoindre sa tribu et de leur ordonner de se déplacer. En temps que scout, il était habitué à estimer rapidement la taille d'une horde de pʉetʉyai ou d'un troupeau de kʉtsʉtoya. Son travail était de fait un peu plus difficile parce que les monstres avaient encerclé les douze compartiments du train et avaient tenté de le rattraper, de sorte qu'ils étaient vraiment étalés. Après quelques secondes, il se rendit compte que même s'ils étaient vraiment éparpillés, il y avait probablement plus d'un millier de têtes et au moins deux cents morts de plus, la puanteur de leur sang infâme souillant l'herbe de la plaine. A un endroit, il trouva une zone circulaire entourée de cadavres. Il devina que c'était le lieu où il avait vu l'explosion. Quel que soit qui s'était passé ici, la force avait été colossale et avait réussi à projeter le cadavre du kʉtsʉtoya qui bloquait les rails à plusieurs centaines de mètres de là.

Attends...

Non, ce cadavre, il se déplacait... Donc... Ce n'était pas un cadavre!

L'esprit de Yahnee se rapprocha.

Quand il comprit enfin ce que ses yeux lui montraient, il fut si terrifié qu'il en oublia de réintégrer son corps.

Un grand morlock à l'air presque humain et qui était vêtu d'un patchwork de pièces d'armure disparates, probablement volées sur des cadavres, se tenait au-dessus de l'animal géant. Ce dernier était bien vivant et semblait complètement apprivoisé. Lentement, la horde éparse se rassembla autour de lui.

Cela n'avait pas de sens. Les pʉetʉyai n'étaient pas assez intelligents pour apprivoiser les sauvages kʉtsʉtoya. Ils n'avaient pas non plus de chef, juste des alphas qui étaient plus forts et plus violents que la moyenne... Si c'était possible. Yahnee savait qu'il n'aurait pas dû, il savait qu'il devait partir et le signaler à Kanaretah et Tabbaquena, mais c'était trop inhabituel. Curieux comme un chat, le jeune Nʉmʉ se rapprocha afin de mieux voir.

C'est alors que le morlock frissonna et se tourna vers lui.

Sa peau était couleur de cendres, un gris blanc sans vie. Chaque pouce visible de celle-ci était couverte de cicatrices. Il avait l'air encore plus esquinté qu'un morlock ordinaire, un exploit considérant le fait que les monstres se battaient constamment entre eux pour établir la dominance.

Il avait une bouche sans lèvres, qui semblait être une cicatrice de plus fendant son visage. Ses yeux se verrouillèrent sur ceux de Yahnee, comme s'il avait vraiment été là. Sa bouche s'ouvrit dans une parodie de sourire, révélant une rangée de dents acérées triangulaires.
Son regard était malveillant, maléfique et pire que tout, c'était le regard d'un être muni d'une intelligence mauvaise. Mais plus que tout,  ce qui fit sursauter Yahnee d'effroi, c'était qu'il avait les mêmes yeux noirs que le sombre guerrier, un anneau d'or entourant un iris d'un noir de jais.

La créature gronda. L'anneau lumineux commença à brûler d'un feu écarlate.

Yahnee tenta de s'enfuir, il essaya frénétiquement de déplaçer les pieds de son corps réel, ce qui était le plus sûr moyen d'être
propulsé dedans et de revenir à lui. Rien.

Rien.
Rien!

Il voulut crier mais rien ne sortit de ses poumons fantomatiques. Il essaya de tourner sur lui-même, mais il ne voyait qu'une chose, le cercle de feu rouge qui grandit, grandit et grandit encore et remplit son esprit. "Wakaree! Wakaree, aide-moi! Wakaree!" cria-t-il, mais rien ne se passa. Le cercle rouge grandit encore, transperçant et implacable. Il voulait courir, s'envoler pour fuir ce fantôme maléfique mais il avait l'impression d'être englué, comme s'il marchait dans des sables mouvants. Chaque mouvement était lent et douloureux.
"Wakaree!" cria-t-il à nouveau, mais sa voix était étouffée, une toute petite voix, comme le couinement d'une souris devant une immense
prédateur remplissant le ciel.

Désespéré, sachant que la seule issue était la mort, il arrêta d'essayer de s'échapper, rassembla son courage et saisit sa lance de combat. Elle n'était pas vraiment là bien sûr, mais son esprit la recréa dans ses mains. Il imagina chaque détail de son manche, les gravures et les franges décoratives, les plumes et les perles, son poids rassurant, sa longue lame de fer météorique, et tout à coup elle fut là. Il hurla son cri de guerre et sa voix n'était plus étouffée, c'était le fier cri de guerre des Nʉmʉ, la promesse d'une mort certaine pour leurs ennemis.

Un rugissement assourdissant lui répondit et tout à coup, le morlock aux yeux d'or fut juste à côté de lui, le chargeant avec une lame noire de roche volcanique. Yahnee eu juste le temps d'être surpris, les morlocks n'utilisaient généralement pas d'armes... Très brièvement, il lui vint une fois de plus à l'esprit que le morlock n'aurait pas dû le voir sous sa forme d'esprit, encore moins l'attaquer. Puis il arrêta complètement de penser, et il para frénétiquement la frappe avec le manche de sa lance. Celui-ci ne se rompit pas, bien sûr, car il était aussi solide que la volonté de Yahnee, mais son esprit ressenti l'impact. Il se lança immédiatement à l'offensive avec un coup vicieux au visage de son adversaire. Il avait l'avantage de l'allonge, mais pourtant le morlock esquiva le coup sans effort et riposta par une estocade étonnamment puissante vers l'intestin de Yahnee. Une fois de plus, il para de sa lance, une fois de plus l'impact secoua son esprit et sa santé mentale vacilla. Pendant quelques secondes, la douleur l'aveugla. Ils ne se battaient pas vraiment bien sûr, c'était un concours de v olonté que l'esprit de Yahnee traduisait en mouvements de combat réel.

Frénétiquement, il essaya de reculer, sans effet. Son esprit était coincé, comme une abeille prise dans de la mélasse. Il frappa de nouveau, une feinte vicieuse vers ce qui aurait dû être l'angle mort de la bête... Mais les esprits n'avaient pas d'angle mort.

Le morlock attrapa la lame de la lance à mains nues et laissa tomber son épée. Puis, avec un hurlement furieux, il s'élança et saisit la gorge du jeune guerrier. Il avait des griffes au lieu d'ongles, des griffes d'ivoire acérées qui s'enfoncèrent profondément dans la chair de Yahnee, faisant jaillir du sang éthérique. Yahnee lutta, tenta d'enfoncer ses doigts dans les yeux d'or du morlock mais le monstre était incroyablement loin. Il sentit son corps spectral être déchiré par la mortelle emprise, la douleur submergea son esprit, l'amenant aux portes de la folie. Le morlock se mit à rire, un rire odieux et terrible qui sonnait comme la démence incarnée.

Yahnee perdit soudain conscience. La dernière chose qu'il ressentit fut un cri de rage à glacer le sang, alors que la proie échappait au
prédateur.

Wakaree tremblait de peur. Il sentit son frère se tordre de douleur sur sa croupe, crier son nom à plein poumon, hurler son cri de guerre, gémir de douleur et de terreur. Le fier cheval continuait à appeler le nom de son cavalier. «Frère Yahnee. Wakaree peur. Wakaree aime Frère Yahnee. Frère Yahnee venir chevaucher avec Wakaree. chevaucher. Ensembles. Peur. Frère Yahnee!". Il craignait pour la vie de son ami plus qu'il n'avait jamais craint pour la sienne propre. Le pauvre cheval ne pouvait pas formuler ces pensées complexes, bien sûr, mais il aurait volontiers donné sa vie dix fois juste pour entendre son compagnon dire son nom et cesser de souffrir. Mais son désir et son amour pour le jeune brave, aussi grands qu'ils étaient, ne mirent pas fin à la douleur. Yahnee continuait de crier, de hurler, encore et encore, sa douleur inondant l'esprit de son pauvre destrier. Et puis plus rien. Le corps de Yahnee devint subitement flasque et son esprit disparut. Il était toujours là, mais très faible, oh si faible, plus faible que l'esprit évanescent d'un rêveur. Par miracle, il était resté en selle, les mains crispées sur la crinière du cheval, les jambes si tendues contre les flancs de Wakaree qu'il était resté stable.

Désespéré, le cheval fit la seule chose qui lui vint à l'esprit: il ramena son frère vers la tribu, au chamane qui guérissait les corps et les esprits des humains aussi bien que ceux des chevaux. Il commença à trotter, aussi précautionneusement que possible, aussi vite qu'il osait sans laisser tomber son frère. Son désespoir alimentait ses muscles, tous ses sens aiguisés par sa peur de perdre sa personne la plus importante dans le monde entier. Il projeta ses pensées aussi loin qu'il le pouvait, son pauvre esprit de cheval tremblant sous la tension d'une mesure aussi désespérée. Il essayait d'atteindre l'esprit de Pisunii ["Petite Etoile"], sa sœur, une fière jument aussi Douée que lui. Soudain, il la sentit et commença à crier la seule chose à laquelle il pouvait penser. «Au secours! Au secours! Au secours!" tant et plus. Il sentit Pisunii lui répondre et il fut submergé par le soulagement. Puis la connexion se rompit. Il était trop fatigué et son travail était accompli. Pisunii amènerait la tribu à Yahnee. Il arrêta de courir, il était trop fatigué pour penser, il essaya juste de garder son frère sur son dos. Au pas, il commença la longue route vers les leurs.

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