Carnets de Seattle: Patchwork d'impressions et d'humeurs de deux Français expatriés aux Etats-Unis. Depuis mars 2011, ces carnets sont aussi le journal de notre combat contre la leucémie.

lundi 3 février 2014

Aux amoureux du verbe "Faire"

Je reprends volontairement le titre d'un excellent article que j'ai lu ce matin (via Facebook), une chronique d'un certain Alexandre Jardin titrée donc, "Aux amoureux
 du verbe « faire »", où il soutient en gros qu'en France nous, et plus particulièrement les médias, sommes plus attachés au "dire" qu'au "faire". Il reprend pour cela l'exemple de la visite de Valérie Rottweiler en Inde, où les médias ont passé plus de temps à parler de l'ex-première dame et la couleur de sa jupe que de l'association humanitaire à laquelle elle venait rendre visite, "Action contre la faim". Il rappelle ainsi que les gens qui bossent comme des acharnés pour "faire" quelque chose contre ce problème fondamental qu'est la faim dans le monde devaient l'avoir sacrément mauvaise que l'on ne parle pratiquement pas de leur action.

Cet article m'a frappé pour deux raisons, la première étant bien sur que je me mets totalement à la place des membres d'ACF: si je recevais la visite de quelqu'un de célèbre et que les médias passaient plus de temps à parler d'elle que de notre action contre la leucémie et des dons de moelle osseuse et des dons du sang, je l'aurais sacrément mauvaise.

Cela m'a aussi beaucoup frappé, car c'est une différence profonde que l'on a constaté entre la culture américaine et la culture française. Ici, il y a justement une emphase particulière sur les "doers", les faiseurs. C'est un argument très utilisé en entretien, le fait de dire que l'on est un "doer" quelqu'un qui fait, qui mène au bout les choses. On pourrait argumenter que c'est une des caractéristiques premières de l'esprit américain et une de ces principales qualités, que de "faire" et de ne jamais s'arrêter quelque soit les obstacles, et même si l'on dit souvent que si les USA sont le premier pays du monde c'est grâce à l'immensité et la richesse naturelle de leur pays, je prétends au contraire que c'est à cause de leur extraordinaire esprit d'entreprise, leur focalisation incroyable sur le fait de faire et de ne s'arrêter que quand un objectif a été accompli.

D'ailleurs, il faut souligner combien les US ont récupéré vite de la crise financière et même si je suis conscient que c'est un colosse aux pieds d'argile, et que beaucoup critiquent la fragilité de cette reprise à cause des problèmes endémiques qui minent le pays, comme leurs infrastructures vieillissantes, le creusement des inégalités, la santé déclinante de ses habitants, j'ai personnellement plutôt confiance dans la capacité des US à se relever rapidement de n'importe quelle crise, contrairement à beaucoup de pays d'Europe justement, France en premier.

Je voudrais d'ailleurs illustrer cet esprit focalisé sur le "faire" typiquement américain par une anecdote tirée de mon expérience professionnelle.

Quelques mois après que j'ai été embauché dans une grosse boite d'informatique de Seattle (pas Microsoft, une boite qui fait du B2B dont vous n'avez probablement jamais entendu parlé malgré le fait qu'elle ai 50% de part de marché US), j'ai été convié, ainsi que toute mon équipe, à une réunion nommée "Team Oil Change". Littéralement, "La vidange".

En gros, c'était une grosse réunion qui a pris plusieurs vendredis d'affilée, où étaient convié tous les membres de l'équipe technique. Et par tous, je dis bien tous: du technicien de test ayant la position la plus basse dans la hiérarchie de l'équipe, en passant par les ingénieurs, les managers, les commerciaux et les directeurs de BU. Déjà, notez l'investissement énorme pour la boite! 4 jours de réunion (réparti sur un mois) ou l'on convie 60 personnes, c'est énorme!

Lors de cette réunion, nous avons fait un énorme brainstorming de tout ce qui ne fonctionnait pas bien l'année précédente, mais aussi de tout ce qui avait super bien marché. Le but: définir 10 points d'amélioration pour l'année à venir. Pour ce faire, nous avons défini collégialement une centaine d'actions à entreprendre puis nous avons voté pour déterminer les 10 plus importantes. Il faut préciser que tout le monde avait une voix d'importance égale, avec juste une pondération pour minimiser le déséquilibre de population des différents postes, ce qui est normal: comme il y a en gros 5 fois plus de techniciens que de managers, par exemple, nous étions regroupés par niveau hiérarchique et chaque niveau hiérarchique avait le même nombre de voix.

Fraichement débarqué aux US et fraichement embauché, j'ai assisté à cette réunion avec énormément d'attention et d'intérêt, et une attitude un peu narquoise typiquement française. Dans mon parcours professionnel, j'avais déjà assisté à beaucoup de réunions de ce genre, où l'on prend des tas de bonnes résolutions, un peu comme les résolutions de nouvelle année, pour les abandonner au premier coup de pression, au premier incident de parcours, à la moindre volonté d'un commercial désireux de faire avancer son produit au détriment des autres (non, je ne suis pas rancunier, hin hin). Bref, je m'attendais à un peu la même chose, beaucoup de parlote, des belles paroles de la part du management, du genre "vous allez voir, on va tout faire pour améliorer vos conditions de travail", suivies par peu d'effets, le marché et la demande commerciale étant toujours le principal décideur, "comme d'habitude" (à lire en fredonnant un air connu).

Et bien figurez-vous que j'avais tout faux: dans les jours suivant la conclusion de nos réunions, nous avons commencé à mettre en place nos résolutions et à les appliquer à la lettre... Et ceci jusqu'à l'année suivante où nous avons répété le même processus et réévalué chacun de ces points. Ces résolutions ont tenu malgré tout les coups de pression que nous avons pu subir et malgré toutes les pressions commerciales. Nous avons toujours respecté nos procédures, même si cela signifiait refuser du travail ou refuser des délais impossibles, ce qui a permis à notre "Business Unit" de figurer parmi les meilleures du groupe, et à mon équipe en particulier de figurer parmi les meilleurs de la BU. Dans le doute, les points mis en place en réunion faisaient foi.

Je suis ressorti de cette année et demi de travail aux US (malheureusement interrompue par la leucémie) très impressionné par la capacité des américains à "faire", à analyser leurs problèmes et à les compenser presque immédiatement en ajustant la marche. C'est quelque chose de très agréable: on essaye des choses et les erreurs sont vues comme des sources d'enseignement permettant d'améliorer le processus. La réactivité est énorme et cela permet aux équipes de s'améliorer rapidement et continuellement. Il y a assez peu d'attachement à des processus "historiques": tout est continuellement réévalué, ce qui marche est gardé, ce qui ne fonctionne plus abandonné. Si je compare au domaine médical, par exemple, ce n'est pas pour rien que les US ont abandonné les chambres stériles pour les transplantations il y a 10 ans, alors qu'en France l'idée peine à faire son chemin (on y arrive doucement)... Ils ont testé, ils se sont rendu compte que cela marchait mieux sans qu'avec, et ils ont abandonné les chambres stériles dès que les données ont montré qu'elles étaient contre productives (ou en tout cas moins "productives" que des chambres normales très encadrées, ou le patient pouvait se déplacer plus librement et avoir plus de contacts avec les siens.

Bien sur, c'est comme tout, il y a des conséquences néfastes, faut pas se mentir... Je vous avoue que le rythme était assez exténuant: pour rester l'un des meilleurs d'une équipe étant déjà l'une des meilleures, fallait sacrément s'arracher et se renouveler en permanence, ce qui est épuisant... Mais c'était aussi vraiment gratifiant. Il faut aussi remarquer que cette tendance dérive bien sûr et a ses extrêmes peu reluisants: on a tous en tête la célèbre expression: "Why did you do this? Because we can!", "Pourquoi-vous fait cela? Parce qu'on peut!" qui mène à toutes sortes d'excès difficilement justifiables, les films de Michael Bay en tête.

Mais dans l'ensemble, je trouve que c'est quand même principalement positif. Depuis que j'habite ici, j'ai acquis la conviction intime que si les américains seront probablement les responsables principaux du désastre écologique qui s'annonce (suivi de près par les Chinois qui font tout pareil), ils seront aussi les principaux acteurs de la reconstruction (j'ai une vision un peu pessimiste de notre avenir à grande échelle, au cas ou vous n'auriez pas remarqué). Leurs excès ont beau être une force incroyablement néfaste sur le monde d'aujourd'hui, ils sont en pratique compensé par le nombre incroyables d'initatives absolument géniales qui naissent dans ce pays. Et encore une fois, ne me dites pas que cela n'a qu'une raison conjoncturelle: c'est avant tout un état d'esprit (d'ailleurs, Mc Gyver, ok, héros canadien, mais série Américaine!).

Pour en revenir à l'article que j'ai cité, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit: les médias US souffrent aussi de ce problème où le sensationnel est maintenant plus couvert que ce qui est porteur de sens. Mais pour résumer tout ce que je viens de vous dire, il y a quand même une tendance globale de la société US à être dans le "faire" et à avant tout s'intéresser à cela que dans la société française, qui est plus une société de penseurs, qui s'enlise parfois, à mon avis, dans la réflexion.

PS: alors que j'étais en train d'écrire ce post, passait à la TV une pub pour la banque Wells Fargo dont l'élément de langage principale est "Done", "Fait". Ce mot est au moins prononcé 10 ou 20 fois dans la pub. Ce n'est pas un hasard, et si l'on regarde les pubs Américaines, il y a deux thèmes récurrent: "You deserve it", "Vous le méritez", et "Helps you get things done", "Vous aide à accomplire/faire des choses".

2 commentaires:

  1. Bien vu. Je m'étais fait la remarque récemment en voyant passer un camion avec un slogan dans le genre.

    Ca me fait rire parce qu'en France on ne faisait jamais aucune réunion de la sorte. On essayait de "rentrer dans le process" même s'il ne marchait pas bien, on contournait ce qui marchait le plus mal, et comme on était tous ingénieurs, il finissait par y avoir "un certain ordre dans le chaos..."

    J'avais un temps travaillé en Suisse où c'était presque mystique: tout fonctionnait sans que personne ne fasse d'effort apparent...

    Et puis je suis parti travailler en Belgique. Pour tout un tas de raisons, relatives principalement aux communautarisme et au cloisonnement des responsabilités, les gens ont du mal à travailler ensemble et à travailler tout court. Et du coup il y eut des réunions pour tenter d'améliorer les choses. On m'avait demandé de participer à un groupe de travail en 2009 après avoir recueilli une centaine de suggestions d'améliorations. J'appelais nos réunions "le jeu de massacre": La moitié des convives prenaient visiblement du plaisir à écarter ou mettre en basse priorité les idées les plus judicieuses (surtout les idées qui demandaient le plus de travail à la fois personnel et collectif). Un temps j'ai essayé de lutter, mais j'étais seul. Le reste de la troupe refusait de se mouilles.
    Bref nous avons fini par rendre un rapport au management, dont la recommandation première était relative au...nommage des fichiers. Dans une entreprise internationale de 75000 personnes, c'était déjà en triple dans notre base de connaissances et notre torche cul frisait donc la trahison. Mais non, le management l'a pris très au sérieux, et bien sûr les nouvelles règles n'ont pas plus été appliquées que les anciennes. J'ai revu plus ou moins la même chose en 2012 dans une filiale. Si vous prononciez "amélioration continue" vous faisaiez face au mieux à l'incompréhension, et le plus souvent à un rappel sur les limites de vos responsabilités...

    Et pourtant les Belges sont les gens les plus agréables qui soient en dehors du cadre du travail.

    Bref, toutes les cultires sont différentes, avec leurs forces et leurs faiblesses, et on comprend pourquoi les grandes écoles demandent maintenant à leurs étudiants de passer un an à l'étranger avant d'obtenir leur diplôme.

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  2. Moi ce que je j'ai compris depuis quelque temps c'est que le Status Quo n'est pas acceptable et que les succes ne sont que de courte duree. Faut toujours ce remettre en question, toujours etre en mode CI (Continuous Improvement). Je rejoins Fabien: c'est extenuant. Et ca ne marche qu'ici.

    PS: "Valérie Rottweiler"? Joli. Fallait oser... ;-)

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