Carnets de Seattle: Patchwork d'impressions et d'humeurs de deux Français expatriés aux Etats-Unis. Depuis mars 2011, ces carnets sont aussi le journal de notre combat contre la leucémie.

mardi 27 mai 2014

Worldbuilding, conworlding: la construction d'un monde pour les nuls.

Il y a quelques mois j’ai commencé à écrire un roman de science-fantasy en anglais. J’avais besoin d’un projet créatif me sortant la tête de la leucémie, de la maladie et comme je peux difficilement passer plus de deux jours sans écrire, c’est sorti tout seul. Un jour j’ai écrit une phrase, puis deux et en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, j’étais embarqué complètement à la découverte d’un autre monde.

Pourquoi en anglais, d’ailleurs ? Aucune idée. Récemment, j’étais un peu ennuyé par le fait de ne pas pouvoir partager ce que j’écris avec les gens qui sont les plus proches de moi à Seattle, je me suis dit, pour une fois, je vais écrire en anglais pour pouvoir montrer un peu ce que je fais à mes amis d’ici (ce n’est pas que je ne vous aime pas, mais j’ai une vie en dehors de ce blog hein ;)).

Il y a un phénomène auquel je ne m’attendais pas du tout, c’est que la plupart du temps, je n’ai aucune idée de ce qui va se passer ensuite. Longtemps, j’ai cru que je n’étais pas doué pour écrire de la fiction, n’ayant pas assez d’idées originales. Ce n’était pas vrai : ce qui me manquait, c’était le courage de me mettre devant un clavier et d’écrire de la merde jusqu’à ce que je commence à écrire des trucs bien. C’est très étrange, quand les conditions sont bonnes, cela sort tout seul, l’esprit assemble des fragments d’idées, saute d’une idée à l’autre, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, pouf, une histoire est née. Au stade où j’en suis, j’ai tellement d’idées, tellement de fils possibles qui sont intéressants à explorer, que j’ai de quoi écrire 10 romans. Souvent, je glandouille pendant des heures sur mon clavier sans que rien ne se passe, et tout d’un coup, cela me prend comme une envie de pisser (désolé pour l’analogie, mais c’est exactement cela) et je sors 1000 mots d’un coup. Je dis souvent que je dégueule un texte, l'habitude de la chimio surement... Pourtant, c'est vraiment cela: cela m'obsède, je me colle à mon clavier, j'écris frénétiquement pendant une heure ou deux, puis je m'arrête, épuisé, vidé, lessivé.

L’autre chose à laquelle je ne m’attendais pas, c’est la quantité de recherche incroyable nécéssaire pour décrire un monde imaginaire qui soit crédible. C’est ce qu’on appelle en anglais le « worldbuilding » ou aussi « conworlding », comme « CONstructed WORLD ». Il y a des domaines liés, comme le « conlanging », le fait d’inventer un langage, le « conscripting », ou le fait d’inventer un alphabet. Pour quelqu’un qui souhaite écrire un roman se passant dans un monde imaginaire, avoir des notions dans tous ces domaines est plus ou moins indispensable.

Il y a pour moi 3 façons de donner de l’épaisseur à un monde.

La première, c’est de donner l’impression d’une culture ancienne et vaste. C’est l’approche de Franck Herbert dans Dune, qui au travers de quelques pages de glossaires et d’appendices, ainsi que quelques références dans le texte, nous donne des indices sur la culture de sa société. Là où il est extrêmement fort, c’est qu’il est souvent capable, au travers d’une définition d’un terme par exemple, de donner l’impression qu’il est en possession de bien plus d’information, qui n'est pas incluse faute de place (alors qu’en fait, il n’a probablement pas développé très loin certains aspects). Il nous parle par exemple de l'errance des tribus zensunnis à plusieurs reprises, nous donnant l'impression que c'est un fait établi et important de l'histoire de son monde, alors qu'il n'a jamais rien écrit à ce sujet, à ma connaissance. D'ailleurs, quelque chose de vraiment génial, je pense, c'est d'utiliser des mots connus et évocateurs de cultures familières (zen et sunni) pour créer un nouveau mot qui est déjà "chargé" de tout un tas de souvenirs. En temps que lecteur, nous lisons ce mot, et immédiatement, nous avons une image qui se forme de ces tribus, une idée approximative de leur culture, sans qu'Herbert n'ai rien eu à écrire. C'est assez génial.

C’est aussi l’une des approches de Tolkien, qui a écrit un corpus de légendes auquel il fait allusion de manière répétée. Il est assez fort pour nous répéter des mots comme « Héritier d’Isildur » juste suffisament pour que l’on soit familier avec le terme et la légende associée, mais pas trop afin que cela ne soit pas trop visible. Lorsque l’on lit ce terme, on voit défiler tout un pan de l’histoire de la Terre du Milieu. Pan qu’il n’a, à ma connaissance, que très brièvement décrit, mais que nous avons pourtant l’impression de connaitre par cœur.

Un autre angle, lié chez Tolkien à celui de la culture, est celui du langage et l’invention de ceux-ci. Chez lui, l’écriture des légendes était d’ailleurs avant tout un prétexte pour utiliser ses langages, car il était avant tout linguiste (en plus de ses créations, le gars parlait au moins 6 langues couramment, dont 4 mortes). C’est l’un des aspects qui m’agace le plus quand je lis de la fantasy moderne, quand on voit des noms de lieux et de personnages qui ont une sonorité vaguement « elfique », comprenez qui sonne comme les noms de Tolkien, mais qui n’ont aucune consistance interne. Cela me sort tout de suite de l'histoire, surtout quand elle se prend au sérieux, tellement les ficelles sont grosses. Dans mon cas, je n'ai pas ce problème: mes humains viennent de la terre et parlent majoritairement anglais, espagnol et chinois, ou du moins leur version après un millénaire d'évolution. Un problème de moins.

Il y a sur internet énormément de ressources qui abordent la création de langage de façon relativement compréhensible pour des gens qui n’ont pas de formation en linguistique, par exemple le site de Zompist, qui est absolument étonnant. Ce gars développe un monde imaginaire depuis plus de 10 ans, a inventé plus de 10 langages, dont certains qui sont les ancêtres d’autres... Bref, c’est du sérieux, et cela donne une cohérence incroyable à son monde. Cela me parait essentiel pour n'importe qui créant une culture de toutes pièces, sinon on voit trop "les effets spéciaux".

Pour revenir à Tolkien, j’ai un livre qui analyse en profondeur les langues de la Terre du Milieu et leurs relations entre elles et avec l’histoire. Ce qui est fascinant, c’est que l’unité linguistique marche à un niveau trivial pour amener quelqu’un qui n’y connait rien dans son monde... Mais si l’on comprend les liens entre les langages, et que l’on connait des langues dont Tolkien s’est inspiré (ancien Anglais, ancien Finnois), il y a un niveau supplémentaire de sens et de lecture qui se révèle à nous, rempli d’allusions, de références, de clins d’œil, de plaisanteries... Je vous recommande la lecture de The Languages of Tolkien' s Middle-earth qui est particulièrement passionnant et grâce auquel vous ne lirez plus jamais le Seigneur des Anneaux de la même manière. Quoi, vous ne le relisez pas tous les 5 ans? Honte sur vous!

La dernière façon de rendre un monde réel, c’est de travailler suffisamment sa géologie, sa géographie, etc. pour qu’il soit absolument crédible. À ce titre, la Terre du Milieu est tout sauf crédible et ses climats ne pourraient pas exister tels quels sur une planète réelle (à moins qu’elle ne soit dans l’hémisphère sud, ce qui n’est pas le cas). C’est normal, la Terre du Milieu est un monde façonné par les dieux, pas par les lois de la physique, et à ce titre, son impossibilité physique s'explique.

En revanche, dans mon cas, l’histoire se place sur une planète similaire à la Terre (un peu plus grosse mais moins dense -donc gravité équivalente, à quelques pourcents près-), avec plus de mers mais globalement la même surface de terres habitables étant donné le diamètre plus important, orbitant autour de deux soleils jumeaux formant un puits de gravité unique, et ayant deux lunes, une légère et proche et une plus grosse mais plus distance, ce qui crée des marées complexe, si vous voulez tout savoir!). De plus, le climat de chaque continent joue une importance capitale dans l’histoire, l’un des prémisses étant justement que différentes colonies, isolées sur des continents au climat unique et différent les uns des autres, développent des adaptations spécifiques à leur environnement.

Il est donc impératif que les climats soient vraiment cohérents et c’est assez difficile à faire, car il y a une multitude de facteurs qui influent sur le climat d’une zone donnée. L’approximation « on s’approche des tropiques, on obtient un désert » est fausse dans le cas général. Il y a d’autres facteurs qui jouent, par exemple il n’y a pas de désert en Afrique du Sud, car cette partie du continent est en altitude, ce qui abaisse la température. C’est un sujet tout à fait fascinant, sur lequel je m’arrache les cheveux depuis maintenant un bon mois, mon problème étant compliqué par le fait que je ne peux pas utiliser l’approche classique qui consiste à dessiner une carte et à déterminer les climats de chaque zone en fonction de la géographie. Dans mon cas, je dois faire le chemin inverse : où vais-je placer un désert ? Où vais-je placer une jungle ? Et tout ceci afin que cela soit cohérent avec mon histoire. C’est compliqué, il faut tout faire à l'envers, honnêtement, je commence à m'arracher les cheveux. Ce qui est dommage, vu qu'ils commencent juste à repousser normalement suite à l'arrêt de dasatinib.

Pendant toutes ces recherches, je tombe en permanence sur des faits tout à fait fascinants. Par exemple, saviez-vous que la couleur de la chlorophylle dépend de la longueur d’onde de la lumière qui l’éclaire ? C’est logique quand on y pense, mais c’est loin d’être évident quand on est habitué à penser : arbre = vert. En fait, la chlorophylle pourrait tout à fait être rouge si notre soleil était plus chaud de quelques centaines de degrés.

Mais... Si notre soleil était plus chaud, cela voudrait dire que sa durée de vie serait plus courte, et donc que la vie aurait moins de temps pour se développer. La où cela devient un véritable casse-tête, c’est que tout est lié, que chaque facteur intervient sur les autres ! C’est assez vite inextricable, mais c’est aussi ce qui rend l’exercice passionnant.

Bref, depuis quelques mois, je fais des recherches dans toutes sortes de domaines différents, tout en continuant d’écrire mon histoire, ma philosophie étant que cela ne sert à rien de construire un monde cohérent si l’histoire n’avance pas. Je fais les deux en parallèle. La conséquence imprévue c’est que je développe tout un tas de compétences et de connaissances. J’ai énormément progressé au niveau de l’écriture, notamment sur un aspect que je n’ai jamais travaillé sur ce blog, l’écriture de dialogues, mais j’ai aussi appris un nombre considérable de choses.

Je cherchais une façon de continuer d'animer ce blog régulièrement tout en me vidant la tête et je pense que la suggestion que Celia m'a faite de faire des petits posts sur tout ce que j'apprends une bonne idée. Il faut savoir pour l'anecdote qu'elle me suggère souvent d'excellentes idées pour le blog, et que je met toujours un an avant de me rendre compte que c'est une bonne idée. Ce coup-ci, je n'aurais mis que 3 jours :). Il y a du progrès!

Au passage, un petit appel à l'aide: si quelqu'un ici qui est graphiste est intéressé pour m'aider de façon tout à fait bénévole, je suis preneur. Je n'ai pas les moyens de me payer une comissions sur une carte, je préviens tout de suite, mais si cela intéresse quelqu'un de faire ça comme un hobby, je suis preneur. Je cherche aussi quelqu'un pour m'aider à faire un dessin de l'un des personnages principaux de mon histoire, un train qui est propulsé à la fois par un moteur à vapeur et par de gigantesques voiles. Si cela vous branche, mon email est dans l'onglet contacts! Pour vous donner une idée, je suis particulièrement fan du travail de Maxime Plasse.

2 commentaires:

  1. je suis impressionnée..j'espère que ce livre sera traduit en français plus tard, car cela m'intéresse beaucoup! (je lis en anglais à la vitesse d'un escargot..)
    bon courage pour tes recherches

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  2. Excellent !
    Le lecteur peut aussi le voir comme un exercice en langue étrangère.
    Pour ma part, j'apprécie le partage des connaissances de l'auteur au gré de son humeur.
    Le chemin initiatique qu'on partage à la manière de Bernard Werber.
    Encouragements pour le ou la graphiste.
    Amitiés de l'autre continent.
    Corinne @Dermofluide

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